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Entretien avec Karim Kahlil, consultant en archivage et chef du projet de numérisation pour le Luxembourg dans le « Projet des manuscrits de Tombouctou » de 2009 à 2013 - Pour la sauvagarde des manuscrits de Tombouctou

Par Karim Kahlal, Mathilde Rouxel
Publié le 15/04/2016 • modifié le 08/03/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Pouvez-vous nous parler de la mission luxembourgeoise pour le sauvetage des manuscrits de Tombouctou ?

Généralement quand on pense aux manuscrits de Tombouctou, on pense à des solutions de sauvegarde ou de conservation. La seule coopération qui a tenté de voir les choses autrement est la coopération Luxembourgeoise, qui a – à mon sens – proposé le meilleur projet qui ait pu voir le jour sur les manuscrits de Tombouctou : ce sont les premiers à avoir posé la question de savoir s’il serait possible de faire des manuscrits un levier de développement économique et culturel. Ils ont cherché ainsi à revenir en quelque sorte à la situation de Tombouctou au XVe et XVIe siècle, cette époque où Tombouctou vivait par ses manuscrits. En ce temps où les gens voyageaient à Tombouctou pour étudier ces manuscrits, l’économie était très développée : on avait alors besoin de copistes, de caravaniers, d’hôtellerie ; les Tombouctiens avaient aussi besoin de protéger les documents, de produire – on avait besoin des tanneuses, donc les abattoirs fonctionnaient, les peaux étaient vendues - il y avait un véritable cycle commercial. C’est tout un circuit, un savoir-faire millénaire qui faisait vivre beaucoup de gens. Le projet luxembourgeois avait modestement l’objectif d’aider à faire revivre tout ça.

Le projet avait trois objectifs : protéger les manuscrits ; valoriser et diffuser ce patrimoine, non seulement dans un objectif scientifique mais aussi pour attirer l’attention des investisseurs pour le développement du projet ; enfin, tenter de faire de ces manuscrits un levier de développement économique. On avait lancé un appel pour recevoir tous les projets relatifs aux manuscrits. On avait mis à la disposition des porteurs de projets des experts pour porter les projets. L’un d’entre eux nous a proposé une production de cartes postales. Nous avons lancé une étude de faisabilité, nous sommes allés voir des banques pour financer le projet. Le gouvernement malien intervenait pour aider. On voulait encourager également l’introduction des manuscrits dans le système éducatif pour que les gens s’intéressent à tous les métiers relatifs aux manuscrits.

Quels types de difficultés votre projet a-t-il rencontré ?

Nous avons eu des obstacles relatifs à la propriété des manuscrits, qui appartiennent à des familles, qui se méfiaient beaucoup de ce qu’on souhaitait leur proposer ; il a fallu négocier longuement, expliquer aux notables de la ville qu’on souhaitait les aider. On a dû faire des concessions, accepter de déplacer notre matériel chez eux, on a changé de stratégie d’acquisition du matériel.

Les accords de Paris imposent l’obligation pour les pays en développement de céder un certain pourcentage du PNB des pays développés pour le développement des autres pays. Ils imposent aussi la transmission de l’expertise, ce que l’on a essayé de mettre en place, avec les capacités locales. Pour le projet, nous avions engagé deux ou trois personnes. On avait la chance d’avoir un projet fédérateur, qui cassait le mythe de l’Afrique orale ; cependant, il restait difficile pour nous d’attirer les investisseurs, et pour les maliens sur place de nous faire confiance facilement.

Nous avons cependant pu effectuer un gros travail de normalisation des procédures et de modélisation. Notre réussite à ce niveau est de pouvoir constater qu’aujourd’hui, les locaux que nous avons formé savent comment numériser les manuscrits, quels produits utiliser, quelles résolutions choisir, mais connaissent aussi les normes nécessaire pour construire un bâtiment pour les manuscrits. Il me semble que le succès de la coopération luxembourgeoise ne réside pas dans le fait d’avoir numérisé 2000 manuscrits, mais d’avoir convaincu les populations de l’utilité d’adopter des normes internationales.

Comment les populations ont-elles pris conscience de l’importance de ce patrimoine ?

Tombouctou est une ville mythique – cité des 333 saints, elle fut révérée autrefois comme l’un des centres intellectuels les plus dynamiques du monde musulman. Il s’agit à l’origine d’une ville touareg créée en 1001. Aujourd’hui capitale de la sixième région du Mali, c’est aussi – de loin – la plus pauvre. Contrairement à Bamako, Tombouctou ne dispose d’aucune ressource ; le fleuve est inaccessible et la ville est enclavée. Les manuscrits que l’on connait et qui font leur patrimoine sont considérés « nomades », puisque qu’ils ont circulé jusqu’à mille kilomètres à la ronde pour se protéger des vols ou de la récupération politique ; et au vu des dangers qu’ils courent, il est essentiel aujourd’hui de trouver un moyen de continuer à les protéger.

La cité attirait par la richesse et la capacité de transmission de son savoir. Au XVe siècle, la madrasa de Sankoré est devenue une université accueillant plus de 30 000 étudiants (pour une population locale de 100 000 habitants). La ville de Tombouctou est alors un important centre d’études islamiques. La renommée de Tombouctou s’est ainsi faite plus encore dans les manuscrits, qui s’échangeaient contre des denrées, que dans le commerce (du sel, de l’or, des esclaves). En raison de ce succès, certaines familles de Tombouctou ont une grande tradition de conservation des manuscrits, qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Certains attirent des fonds pour créer des bibliothèques ; d’autres n’en ont pas les moyens et se contentent de cacher les manuscrits dans le désert. Mais tous connaissent les techniques ancestrales de conservation, qui se transmettent de père en fils et de mère en fille et qui ont permis aux manuscrits d’exister encore aujourd’hui. Les techniques de conservation en question sont similaires dans toute la région subsaharienne. L’encre utilisée à Tombouctou est tout à fait particulière, se trouve moins victime du temps, et permet encore aujourd’hui d’être lue sans difficulté. Ils utilisaient par ailleurs le roseau, moins couteux que le papier, et qui résiste davantage. Cachés des envahisseurs de tout type et des explorateurs mal intentionnés, ces manuscrits sont véritablement perçus par la population comme un patrimoine précieux à préserver.

Où trouve-t-on des manuscrits ? De quoi ceux-ci traitent-ils ?

Tombouctou était une ville de copistes, à tel point qu’il est difficile aujourd’hui de faire la différence entre les manuscrits originaux et les copies. Cette tradition de copie a permis la diffusion de manuscrits que l’on retrouve aujourd’hui au Nigéria, au Bénin, en Côte d’Ivoire, mais aussi dans des tribus païennes alentours. Il est important de noter qu’à Tombouctou, le travail était retranscrit dans la langue de la population.

Les ressources, notamment en papier, étaient pourtant très limitées. Les auteurs de ces ouvrages allient savoir et culture du savoir jusque dans l’art de la calligraphie ; il est nécessaire de rappeler que la calligraphie arabe traduit l’opulence des peuples. Au Mali, où il est difficile d’acquérir du matériel d’écriture, la calligraphie choisie était très resserrée, afin de pouvoir écrire davantage sur une surface plus réduite.

Les thèmes traités dans ces fameux manuscrits sont très variés : on y parle de théologie, de politique, de droit islamique, mais on y traduit aussi le droit latin et on propose des réflexions sur le profane quotidien. Cependant, ce qui fait la valeur des manuscrits se trouve aussi dans les très nombreux commentaires qui ont été ajoutés en marge des textes des manuscrits. Parmi ces collections se trouvent aussi les lettres, les correspondances entre les différents rois, les différents notables, qui enseigne intelligemment et différemment sur l’histoire et les évolutions politiques de la région.

Publié le 15/04/2016


Karim Kahlal a été consultant en archivage et chef du projet de numérisation pour le Luxembourg dans le « Projet des manuscrits de Tombouctou » de 2009 à 2013.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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