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Entretien avec Julie d’Andurain - La question de l’unité syrienne, de l’Empire ottoman à la crise actuelle

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Julie d’Andurain
Publié le 20/12/2012 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Julie d’Andurain

A l’époque ottomane, de quels territoires est constituée la province arabe ?

Le territoire ottoman était constitué de la Turquie d’Europe, de la Turquie d’Asie, des territoires de l’Afrique du Nord (hors le Maroc). La suzeraineté du sultan s’exerçait aussi de façon nominale sur l’Arabie et le Yémen. Au XIXe siècle, on ne parle guère de « province arabe ». On utilise plutôt les termes de vilayet ou sandjak. Le vilayet et le sandjak résultent d’une réforme administrative dans l’Empire ottoman - la loi sur les vilayets de 1864 - qui est calquée sur le système départemental français. L’ensemble de l’Empire ottoman a été quadrillé sur ce système de région et de sous-région à l’identique de ce qui existait en Europe. Tous les documents ottomans font référence à ces appellations de sandjaks et de vilayets, plutôt qu’à la notion de « province arabe ».
En revanche, les Occidentaux dissocient volontiers la partie arabe de la partie turque en rebondissant sur les revendications autonomistes des populations arabes sur fond de renaissance arabe, c’est-à-dire de Nahda, l’émergence d’une culture spécifiquement arabe par le biais du renouvellement de la langue arabe, voire, déjà, d’un projet panislamique. Ce procédé se construit profondément en dissociation, voire en opposition du monde turc qui, de son côté, encourage l’émergence d’une identité turque (pantouranisme et panturquisme).
Dans le cadre de « l’homme malade de l’Europe » - formule datée de 1853 - les Occidentaux se rapprochent plutôt l’élément arabe en pensant qu’il peut permettre ou accélérer le démembrement de l’Empire ottoman.

Qu’impliquent pour la Syrie et le Liban les accords Sykes-Picot de mai 1916 ?

Signés en mai 1916 entre Français, Britanniques et Russes, les accords Sykes-Picot doivent être considérés comme des buts de guerre. Ils ont pour objectif de poser les zones d’influences qui ne sont pas des zones frontalières totalement déterminées, mais doivent servir de points d’appui, de jalons pour les discussions diplomatiques à venir une fois la guerre terminée. Ces accords sont la marque des revendications des différents groupes de pression, c’est-à-dire des revendications des lobbys coloniaux, français et britanniques essentiellement, qui ont déjà bien avant guerre fait connaître leurs volontés.
L’un des enjeux est la question de la Palestine. Dans la définition qui est faite de la Syrie avant la guerre, la Syrie française - ce que l’on appelle alors la Grande Syrie ou Syrie intégrale - intègre la Palestine. Cette Syrie littorale, qui ne prend pas en compte l’hinterland syrien, est une longue bande de terre, qui s’étend sur 1000 km de long et sur 150 km de large. Globalement, du nord au sud, elle s’étale du Taurus à Gaza. Ce territoire est depuis longtemps revendiqué par les Français. L’expression « intégrale » signifie que l’on veut intégrer la Palestine à la Syrie qui voit ses contours se définir entre 1916 et 1920. Or, la Palestine devient un enjeu stratégique entre les Britanniques et les Français pendant la Première Guerre mondiale, moins à cause du sionisme que de la position géographique de la Palestine qui protège le flanc droit du canal de Suez. Car dès le début de la guerre, les Turcs déploient des troupes le long du littoral et les concentrent en Palestine pour attaquer le canal de Suez. Pour des questions tactiques, les Britanniques se rendent compte qu’il est nécessaire d’associer l’Egypte et la Palestine dans un seul et même ensemble. Cette prise de conscience va alors contrarier les ambitions et les intérêts français.
Les accords Sykes-Picot ont donc initialement vocation à régler ce problème. Si la Palestine devient une zone neutre, c’est parce que les Français et les Britanniques n’arrivent pas à se mettre d’accord. C’est le lot classique de toutes les questions coloniales : lorsque que l’on ne sait pas régler une situation, on l’internationalise. Il y a aussi la question du sionisme, qui devient déterminante à ce moment. D’ailleurs, plus qu’une position généreuse des Britanniques envers les juifs d’Europe, la déclaration Balfour doit être vue comme un élément de langage destiné à appuyer la position diplomatique des Britanniques dans la région.
Enfin, les Français et les Britanniques se répartissent le reste de la zone, en prenant en compte les revendications arabes, portées par Fayçal, fils du chérif hachémite de La Mecque, de créer un royaume arabe. Dans la partition faite entre les zones « A » et « B », il me semble qu’il existe un élément important – pour lequel je n’ai pas encore trouvé de document tout à fait probant, mais qui correspond aux usages des partages coloniaux – sur les revendications des deux grandes capitales arabes, Damas et Bagdad. Puisque les Britanniques ont émis une revendication d’administration directe sur Bagdad, les Français se sont sentis obligés d’émettre une revendication sur Damas (elle n’existe pas avant 1915). C’est à mon avis la raison pour laquelle on a abouti à cette partition un peu particulière avec une zone d’administration directe pour la France, qui correspond à l’ancienne Grande Syrie de laquelle on a retiré la Palestine et ajouté la Cilicie au Nord qui est peuplée de chrétiens, adossée à une zone d’administration indirecte sur l’hinterland syrien et dans lequel on trouve Damas. Les Britanniques, pour leur part, ont revendiqué une zone d’administration directe centrée sur la Mésopotamie, et une zone d’administration indirecte sur le reste du territoire qui correspond à l’Arabie. Compte tenu des intérêts de chacun et des possibilités diplomatiques d’alors, ce partage est plutôt équilibré car il laisse la porte ouverte à la question sioniste et aux revendications arabes.
Ces accords sont déterminants, car ils serviront de point d’appui pour tous les découpages ultérieurs. S’ils sont relativement équilibrés en 1916, ils ne le sont plus par la suite dès lors que le rapport de force avantage les troupes britanniques. C’est pourquoi les Français jugent nécessaires de se centrer sur ce qui leur apparaît comme le plus important pour eux : la création du Liban.

Au début du mandat français, la Syrie est divisée en plusieurs Etats par l’administration française. Le Grand Liban est également créé en septembre 1920. Quels sont ces Etats syriens ? Quelles sont les raisons de cette politique, notamment sur le plan confessionnel ?

Le Grand-Liban est créé en 1920 sur la base du programme de Beyrouth formulé pendant la guerre. Il s’agit d’une demande, de la part des élites arabes, tant chrétiennes que musulmanes, d’une indépendance élargie, voire complète. Ce programme de Beyrouth fait suite à des projets ou des réalisations plus anciennes, comme l’organisation du mont Liban tel qu’il existait depuis 1860 sous la tutelle du Sultan. Une fois acquise l’idée du démembrement de l’Empire ottoman, les élites libanaises – qui sont rappelons-le syriennes – partent du principe que l’on peut tenter de faire la même chose sous tutelle française. Il est cependant à noter qu’il n’y a pas d’unité de vue entre les différents groupes indépendantistes ou nationalistes. En dehors de Fayçal – porté par les Anglais –, il n’existe pas de leader nationaliste charismatique. Observant cette diversité de points de vue, Robert de Caix affirme dès 1922 : « On ne peut rien faire, il y a trop de jalousies de personnes, c’est un pays de chicane ». Même avec les élites libanaises qui sont pro-françaises et qui appartiennent à leur clientèle, les archives montrent bien qu’il est très compliqué pour les Français de se faire entendre. Il n’y a pas de la part de ces élites de volonté de construction unitaire telle que ce concept est compris en Occident. Il est donc très compliqué pour la puissance mandataire de créer une unité.
Dans ce cadre, la France tente donc de commencer à construire ce qui est possible de l’être avec le Grand-Liban, car il faut bien se souvenir qu’en 1920 le système mandataire n’est pas encore officiellement créé. La France doit montrer sa puissance et prouver qu’elle est capable de protéger sa clientèle libanaise. On est encore à cette époque dans l’idée de peut-être créer un protectorat comme au Maroc et la perspective de la recréation d’un modèle marocain est présente dans l’esprit de toutes les élites françaises présentes en Syrie. Cette nécessité libanaise s’explique encore une fois par des questions militaires et se double de questions économiques : en septembre 1920, les forces militaires françaises sont très peu nombreuses ; elles craignent de ne pouvoir dominer le territoire ; enfin le choix de passer du Petit-Liban au Grand-Liban (par l’intégration de la plaine de la Békaa) vient de ce que les Français estiment que le Petit-Liban n’est pas viable économiquement et qu’il faut lui donner la plaine de la Békaa pour qu’il le soit sur le long terme. Ce territoire est donc repris à la Syrie et sera, par la suite, un point de discorde entre le Liban et la Syrie.

Les Etats syriens sont créés sur le modèle du Grand-Liban. Sont d’abord créés un Etat d’Alep, un Etat de Damas, selon la volonté du général Gouraud et de Robert de Caix. Puis très rapidement, les Druzes et les Alaouites réclament également leur autonomie et la création de leur Etat, ainsi que les Turcs dans le sandjak d’Alexandrette. Ces groupes exercent alors des pressions multiples sur les autorités françaises en affirmant ne pas vouloir entrer dans la mouvance de Damas, d’Alep ou dans celle de Beyrouth. Ils demandent leur autonomie (tandis que Fayçal continue à défendre le principe d’une Syrie, arabe et unitaire). Le général Gouraud et Robert de Caix acceptent ces tendances à l’autonomie, en grande partie parce qu’ils sont incapables de faire autrement. Cela me fait dire que contrairement à ce qui a été beaucoup affirmé, il faut très largement nuancer cette volonté coloniale d’appliquer le classique « diviser pour mieux régner ». Certes, cette pensée est présente et exploitée à certains moments, mais elle n’est pas systématique et dans le cas syrien, ce n’est pas aussi évident qu’on l’a dit. Si l’application du divide et impera sert à lutter contre Fayçal, on ne retrouve pas les mêmes mécanismes à l’œuvre dans les discussions que les élites mandataires entretiennent avec les élites syriennes ou libanaises, les volontés confessionnelles s’imposant le plus souvent à eux. Le cas du Djebel Druze est à ce titre exemplaire et on assiste là notamment à une transposition de la politique marocaine de maîtrise des territoires. Au moment des discussions sur l’autonomie des différentes provinces syriennes, Soltan al-Attrache lance une rébellion qui gène considérablement les Français car ils n’ont pas les moyens militaires d’y faire face. Comment règlent-ils le problème ? Ils envoient un officier traiter avec Soltan al-Attrache. On lui propose l’autonomie et le titre d’émir transmissible héréditairement, en échange de quoi il lui est demandé de pacifier la région. C’est exactement la politique « des grands caïds » du Maroc qui est appliquée au Levant.
Dans la politique suivie par les responsables français, Robert de Caix, publiciste et militant de la présence française en Orient, souhaite clairement le départ de Fayçal. Il a l’habitude de faire du militantisme politique auprès du Quai d’Orsay et pense qu’il peut ainsi changer les rapports de force. Il ne cesse d’influencer le général Gouraud afin de se débarrasser de Fayçal. Le général Gouraud, pour sa part, est plus arrangeant, plus diplomate et surtout plus respectueux du pouvoir politique français qui lui donne ordre de traiter avec Fayçal.

Quelle est la position des nationalistes syriens et libanais sur cette politique ? L’une de leurs revendications est celle d’« unité syrienne ». Que signifie-t-elle ?

Il y a une revendication d’unité syrienne qui est portée par Fayçal, qui construit un schéma d’une Grande Syrie avec l’aide des Britanniques. Ce schéma sera repris dans les années 1930 par Antoun Saadé d’abord puis par la famille al-Assad dans les années 1970. Pour Fayçal, cette notion d’unité syrienne implique un pouvoir installé à Damas, sur un territoire tel qu’il a été défini au XVIIIe siècle, c’est-à-dire qui va de la Méditerranée à l’Euphrate, et du Taurus à l’Arabie (Fayçal étant Hachémite, cela prend tout son sens d’aller jusqu’à l’Arabie). Dans les années 1930, une revendication de Grande Syrie se fait également entendre, globalement sur le même territoire que celui envisagé par Fayçal, excepté l’Arabie.

Peut-on dire que la politique de la puissance mandataire sur la question de l’unité syrienne a des répercussions sur la crise syrienne d’aujourd’hui ?

Oui, mais je pense d’une façon assez indirecte en réalité, par le biais de la construction de l’armée. La thèse de Stéphane Malsagne montre bien que, dans sa construction, l’armée libanaise est un décalque de l’armée française. Il serait intéressant de faire une étude similaire pour l’armée syrienne, pour travailler sur la question des transferts entre armée française et armée syrienne. Le même travail devrait être entrepris avec l’Egypte et l’Angleterre.
En Syrie, clairement, les Français ont été obligés de recruter des populations locales qu’ils sont naturellement aller chercher dans les catégories sociales les plus pauvres. Si les Alaouites ont été largement favorisés, c’est parce que les Français voyaient en eux de rudes montagnards, des hommes rustiques, des soldats capables de résister à des conditions difficiles. Là encore, il ne s’agit pas d’appliquer la politique du « diviser pour mieux régner » mais bien de répondre à une urgence humaine, matérielle et technique. Au bout de deux ou trois générations, cette communauté a pris en main l’armée puis le pouvoir politique. L’armée française a ainsi contribué indirectement à l’éclosion de la communauté alaouite comme force militaire et politique. Quant aux populations locales, les Alaouites particulièrement, pourquoi n’auraient-elles pas perçu l’armée comme un moyen de s’imposer politiquement alors que tout le système colonial tendait à le prouver ? Les armées du monde arabe sont toutes aujourd’hui, sans le savoir ou sans le reconnaître, particulièrement imprégnées de cette mentalité militaire coloniale. Plus qu’un travail de mémoire, l’ensemble des populations du monde arabe a un travail d’histoire à effectuer pour comprendre les modalités des transferts militaires et, par-delà, politiques.
Les Français sont-ils responsables de cela ? Oui et non. Je pense là que nous sommes là en présence d’un processus de transfert - technique mais surtout sociologique - qui est finalement assez classique en histoire.

Dans le contexte de la crise en Syrie, que pensez-vous de la possibilité, évoquée par certains, de la création par le président Bachar al-Assad d’un Etat alaouite ?

Se pose ici la question de la pertinence d’un Etat alaouite fondé sur la guerre ; en réalité, c’est essentiellement cela le pouvoir de Bachar al-Assad. Personnellement, je ne pense pas qu’un Etat puisse se maintenir sur cette seule base d’autant que l’idée qu’il puisse y avoir un éclatement syrien, et la réduction du pouvoir de la famille al-Assad à un Etat alaouite, ne donne pas une grande viabilité à l’ensemble. Si Bachar al-Assad arrive à tenir la Syrie par la force et continue à obtenir des armes de la Russie et de la Chine, il n’est cependant pas évident que le système dure indéfiniment. L’épuisement d’un pays dans la guerre trouve toujours son terme. C’est une question de temps.

Publié le 20/12/2012


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Julie d’Andurain, agrégée et docteur en histoire, est Professeur en histoire contemporaine, Université de Lorraine (Metz).
Elle a publié :
ouvrages :
• Marga d’Andurain 1893-1948, une passion pour l’Orient. Le Mari Passeport, nouvelle édition annotée, Paris, Maisonneuve & Larose nouvelles éditions/ Hémisphères éditions, 2019, 288 p.
• Colonialisme ou impérialisme ? Le "parti colonial" en pensée et en action, Paris, Hémisphères éditions/Zellige, 2017, 442 p.
• Henri Gouraud. Photographies d’Afrique et d’Orient. Trésors des archives du Quai d’Orsay, Paris, Éditions Pierre de Taillac/Archives diplomatiques, 2017, 240 p.

Articles :
• « Le général Henri Gouraud en Syrie (1919-1923), un proconsul en trompe-l’œil » Revue historique, janvier 2018, n°685, p. 99-122, https://www.cairn.info/revue-historique-2018-1-p-99.htm
• « La "Grande Syrie", diachronie d’une construction géographique (1912-1923) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 141, octobre 2017, p. 33-52. https://journals.openedition.org/remmm/9790

Plus de détails sur ses publications : https://crulh.univ-lorraine.fr/content/andurain-d-julie


 


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