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Entretien avec Clément Therme – Rivalité et regain de tension entre l’Arabie saoudite et l’Iran

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Clément Therme
Publié le 14/11/2017 • modifié le 19/04/2020 • Durée de lecture : 4 minutes

Clément Therme

Sur le plan historique, pouvez-vous revenir brièvement sur les raisons de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

Je pense que la première grille de lecture pour comprendre la rivalité est géostratégique. Ce sont les deux principales puissances régionales du golfe Persique depuis 1991 et l’affaiblissement de l’Irak. Après la Révolution de 1978-1979, deux facteurs sont venus accentuer cette confrontation. L’arrivée au pouvoir de l’islam politique khomeyniste en Iran et l’institutionnalisation de la rivalité irano-américaine. Néanmoins, même à l’époque du Shah la compétition entre Ryad et Téhéran est une réalité ; cependant elle ne s’exprime alors que dans le cadre de l’alliance commune avec Washington. L’arrivée de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis a libéré les énergies anti-iraniennes dans la plupart des pays de la péninsule arabique car la nouvelle Administration a pris fait et cause dans la polarisation régionale en cours pour son allié saoudien. Au contraire, l’Administration Obama s’efforçait de réguler les tensions entre les deux rives du golfe Persique. Il existe aussi une rivalité historique entre Perses et Arabes. Cependant, cette compétition est avant tout le produit d’une construction des nationalismes iranien et arabe à l’époque contemporaine. Il y a certes des sentiments ataviques mais on retrouve aussi une longue histoire partagée de migrations entre les deux rives du golfe Persique et un très grand métissage. L’hybridation est particulièrement visible sur les plans culturel, linguistique ou culinaire par exemple.

De plus, les tensions sectaires chiites-sunnites ont émergé comme un paramètre majeur de la rivalité irano-saoudienne au lendemain de l’intervention militaire américaine en Irak (2003) mais surtout après les printemps arabes de 2011. Les Etats arabes sont apparus comme vulnérables et l’Iran a été alors défini comme la principale menace pour la stabilité régionale par Ryad et ses alliés. Aujourd’hui, l’influence iranienne est même perçue dans la péninsule arabique comme plus problématique que l’occupation israélienne des terres arabes par Ryad et ses alliés.

Mais il existe aussi des intérêts communs comme dans le domaine pétrolier où les Etats de la péninsule arabique ont aujourd’hui les mêmes intérêts que l’Iran par rapport à une hausse des prix du baril. Enfin, la crise du Qatar a montré qu’il existe une fracture qui, à mon sens, est la plus importante, c’est-à-dire la division entre partisans de l’islam politique qu’il soit chiite ou sunnite (l’Iran, la Turquie et le Qatar) et ceux qui s’opposent à toutes les formes d’islamismes (les Emirats arabes unis notamment).

Quels sont les derniers événements ayant participé au regain de tension entre l’Arabie saoudite et l’Iran ? Quels pays de la région sont-ils les relais de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite ?

La première cause des tensions actuelles est liée à l’affrontement par intermédiaires entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Dans les années 1990, une normalisation irano-saoudienne a été réussie en raison de la Realpolitik des autorités des deux pays. Mais, pendant cette période, il n’y avait pas ces affrontements par proxies au Yémen, en Irak ou en Syrie. Par ailleurs, avec l’affaiblissement de Daesh, on voit réapparaître des lignes de fractures plus anciennes une fois l’ennemi commun affaibli. Pour autant, cela ne signifie pas que l’Arabie saoudite peut pousser Israël à une guerre contre le Hezbollah car il y a une autonomie de décision complète sur le plan militaire à Tel Aviv. Cette convergence d’intérêts israélo-saoudienne est conjoncturelle, en lien avec l’accroissement de la puissance régionale de Téhéran. Cette influence iranienne a d’ailleurs des limites importantes en raison de l’instabilité régionale, qu’il s’agisse des terrains syrien, yéménite ou irakien et du nationalisme iranien largement séculier qui pourrait contredire le projet de chiisme paramilitaire de la République islamique. Enfin, les opinions publiques arabes ne semblent pas prêtes à une normalisation israélo-arabe en dépit des ballons d’essai lancés par certains dirigeants de la péninsule arabique.

D’autres facteurs extra-régionaux peuvent-ils expliquer ce regain de tension ?

Les causes de ce regain de tensions sont d’abord liées à des raisons de politique interne saoudienne et à l’évolution de l’influence iranienne dans le monde arabe depuis les printemps arabes de 2011. Sur le plan international, le rapprochement russo-iranien en Syrie, notamment sur le plan militaire, a renforcé la nécessité pour Ryad de s’appuyer, plus encore, sur son allié américain tout en essayant de se rapprocher de Moscou.

Le risque d’escalade semble atténué par la peur d’une guerre. En effet, l’Iran a l’expérience de la guerre avec l’Irak (1980-1988) et l’Arabie est enlisée au Yémen après avoir échoué à définir l’avenir de la Révolution syrienne (2011) et à contrer l’influence iranienne en Irak avec une ouverture vers les chiites arabes irakiens (depuis 2017). Les initiatives tous azimuts de Ryad traduisent plutôt la conviction des dirigeants saoudiens que le statu quo est favorable à l’Iran et qu’un changement est nécessaire sur tous les terrains régionaux afin de limiter l’influence iranienne. A l’inverse, l’Iran fait preuve de patience stratégique sans pour autant modifier les fondements de sa stratégie régionale.

Les choix des Occidentaux seront déterminants pour apaiser ces tensions. S’ils décident de soutenir une escalade contre l’Iran à ce moment-là, il pourrait y avoir une réaction iranienne dans la région. Dans le même temps, les Occidentaux ne semblent plus avoir de prise réelle sur les acteurs régionaux qui décident de manière de plus en plus indépendante. En ce sens, l’activité diplomatique du Président français Emmanuel Macron est un développement favorable si elle permet de rassurer Ryad sur le soutien des grandes puissances à la stabilisation régionale et à la sécurité du Royaume engagé dans une guerre au Yémen. Il faudra en même temps convaincre la République islamique de la capacité des Européens à préserver l’Accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 (JCPOA) si Téhéran fait des concessions sur le programme balistique et sa politique régionale.

Publié le 14/11/2017


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Clément Therme est Membre associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) et du Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques (CADIS) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Docteur en Histoire internationale de l’IHEID et docteur en sociologie de l’EHESS, il est notamment l’auteur de Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012) et le co-directeur de l’ouvrage Iran and the Challenges of the Twenty-First Century (Mazda Publishers, 2013).


 


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