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Entretien avec Cheikhmous Ali – Le patrimoine syrien en danger

Par Cheikhmous Ali, Sixtine de Thé
Publié le 26/03/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Syria, Hosn : Krak des Chevaliers, Qala’at al-Husn, originally built 1031 for amir of Aleppo, occupied by Crusader Tancred of Galilee in 1110, and given in 1144 to Knights Hospitaller, who rebuilt it as the largest Crusader castle in the Levant. Finally recaptured in 1271 and further modified by Mamluk Sultan Baybars.

Picture by Manuel Cohen / AFP

Dans la situation actuelle, quelles sont les menaces majeures pour le patrimoine Syrien dont l’ancienneté et la diversité des vestiges font de lui un des plus vieux pays du monde ?

On peut distinguer plusieurs choses. Le problème majeur reste sans doute l’occupation de lieux stratégiques dominant les villes et les quartiers : l’armée syrienne installe des armements dans des monuments historiques, dans des musées, des lieux de cultes et des collines archéologiques dominant les centres urbains, sans que les organisations internationales n’interviennent. Leur rôle devrait être de condamner la prise pour cible de ces endroits et demander à cette armée de respecter la convention de La Haye de 1954 [1]

Concernant les lieux historiques, certaines fortifications comme la citadelle de Homs, de Hama, d’Alep, de Palmyre ont repris depuis juillet 2011 le rôle stratégique qu’elles tenaient pendant les guerres de l’époque médiévale. Depuis le 20 mars 2014, le Crac des Chevaliers est quant à lui passé sous le contrôle de l’armée syrienne. Des brigades de snipers se sont installées dans ces fortifications, de sorte que certaines d’entre elles sont devenues des casernes militaires à partir desquelles l’armée bombarde les quartiers d’habitations, qu’elle domine. Notons aussi les bombardements de quartiers historiques. Ainsi, par exemple, concernant la vieille ville d’Alep (il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail des destructions imputables à toute guerre, ici celle entre l’armée du régime et les rebelles), on peut remarquer qu’un grand nombre de monuments archéologiques ont été endommagés, et qu’une partie du Souk historique a été incendié. On est aussi confronté à des bombardements effectués par des chars et des avions de chasse contre les vieux quartiers de Homs, de Deraa, de Bosra Qaser el-Zehrawi à Homs et contre la mosquée al-Omeri à Dera [2]. Notons aussi la destruction intégrale par bulldozer et explosion, comme dans la province de Raqqah [3], ainsi qu’à Newa, près de Dara’a [4].

DeirEzzor, pillage à Qaalet al-Rehba
Crédit photo : APSA

Concernant les musées, nous nous heurtons à une absence de mesures de sécurité pour certains d’entre eux. On compte, sur l’ensemble du territoire syrien, trente-huit musées dans la capitale et les gouvernorats. Or, si l’on veut comprendre l’évolution de l’état de conservation du patrimoine syrien, il faut préciser que déjà, avant 2011, tout ce qui concernait les mesures de surveillance, de protection, d’archivage et de conservation dans les musées syriens n’étaient pas aux normes. Certains avaient même subi des vols, comme le musée de Hama en juin 2011. Mais par la suite, l’armée syrienne s’est installée dans certains musées qui sont devenus des casernes militaires, comme par exemple le Musée d’Idlib, ainsi que ceux de Homs et de Palmyre. Pour résumer, sur les trente-huit musées : sept ont subi de pillages, huit ont été endommagés par des bombardements, trois musées sont en danger en raison de la présence de l’armée syrienne et deux autres sous le contrôle de l’opposition sont sans protection [5].

On compte de plus de nombreux pillages de sites archéologiques et de tells. Une dizaine de milliers de sites archéologiques sont menacés par des fouilles clandestines comme ceux de Palmyre, de Mari (Tell Hariri), de Dura Europos, d’Ebla, ainsi que beaucoup d’autres [6].

Le cas syrien a montré que la plupart des organisations internationales sont très politisées. Ainsi, au Mali, lors de l’affaire de la destruction des sanctuaires et des mosquées soufies, le Conseil de Sécurité de l’ONU avait condamné et pris des mesures concrètes contre les extrémistes. Ces mêmes institutions n’ont néanmoins pas agit en mars 2012 lorsque l’armée syrienne a bombardé pendant trois semaines la citadelle de al-Moudiq, via des chars positionnés dans la zone archéologique de la célèbre ville d’Apamée.

Dans ce processus de destruction et donc de dépouillement de l’identité du pays, quels sites font l’objet d’une préoccupation majeure ?

Souk d’Alep
Crédit photo : Lens Young

De très nombreux endroits sont concernés par la destruction, on peut néanmoins isoler quelques sites majeurs. Ces derniers sont touchés par des bombardements, des pillages, les installations d’appareils militaires à proximité, des tirs etc… Parmi les plus importants, on trouve principalement les sites de Deura Europos et de Mari sur l’Euphrate, qui sont la cible d’importants pillages, comme en témoignent des photographies de trous creusés au milieu des sites [7].
Dans la province d’Idlib, au Nord de la Syrie, les fameuses villes mortes font également l’objet de pillages (comme Kherbet Ksebjeh) et de destructions (les tombes byzantines d’el-Bara et Babisqa, des tirs sur les monuments antiques de Jebal ez-Zawiya). Elles sont de plus occupées par des populations réfugiées de villages voisins, victimes des bombardements du régime : ainsi les sites antiques de Kherbet Hass et de Serjilla ou les tombes d’Idlib sont transformées en écoles [8].
La citadelle d’al-Mudiq a été soumise à des bombardements, puis à une occupation par l’armée. Cette dernière a de plus tracé une route au bulldozer sur le flanc du tell, au beau milieu du site. Mais le plus grave reste sans doute le pillage des mosaïques d’Apamée [9].
Le site de Palmyre, ensuite, d’abord bombardé, est devenu une base militaire pour le régime. Cette occupation implique donc la présence de chars, de roquettes et de bulldozers, mais également des pillages et des bombardements [10].
Il en est de même pour Ebla, qui est touchée par des pillages importants. [11].
Il faut ainsi penser que tous ces sites figurent parmi les joyaux de l’archéologie syrienne et du patrimoine mondial, et que leur destruction et leur dépouillement induit celui de pays.

Vous avez fondé il y a quelques années l’association pour la Protection de l’Archéologie Syrienne. Pouvez-vous nous en parler ?

Notre association, l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (APSA), a pour objectif de faire le point sur le patrimoine syrien, notamment historique et archéologique, et sur son état de préservation. En ce sens, notre association s’est fixée pour but de tenir informés les scientifiques, et les organisations culturelles et politiques internationales. Plusieurs membres de notre équipe vivent en France mais également en Syrie. Ces spécialistes (archéologues, conservateurs, docteurs, journalistes, doctorants) publient via notre site internet des articles ou des vidéos sur le patrimoine culturel syrien et sur son état de dégradation.

Vous avez travaillé à la Direction Générale des Antiquités et des Musées de Syrie (DGAM). Quelle était la politique de conservation et de protection du patrimoine avant la guerre ?

Crédit photo : Temple de Beel, Palmyre
Crédit photo : APSA

Comme je l’ai dit concernant l’état des musées, la situation du patrimoine archéologique syrien avant 2011 était déjà dans une situation très critique.
Plusieurs sites, notamment ceux qui sont proches de pays limitrophes, étaient victimes de pillages. Par exemple, on compte dans la région de la Djezzirah au Nord-Est de la Syrie plus de 5 000 Tells archéologiques. Mais par manque de crédits, ces sites n’étaient pas surveillés : ainsi, à titre d’exemple, un gardien avait en charge la surveillance d’une cinquantaine de sites.
Par ailleurs, les trente-huit musées de la capitale et des gouvernorats syriens n’étaient pas mieux protégés que les sites archéologiques, notamment en raison de la défaillance dans les mesures de surveillance, de protection, d’archivage et de conservation des objets.
Les opérations de restauration des fortifications et des monuments des villes ou des sites archéologiques s’étalaient sur plusieurs années à cause des manques de crédits.

Quels rapports entretien la DGAM avec le pouvoir ? Arrive-t-elle à se faire respecter dans les zones tenues par les rebelles ?

En ce moment difficile, la DGAM n’a malheureusement aucun pouvoir pour empêcher l’armée du régime de commettre ces destructions. Ni bien sûr pour surveiller et protéger Apamée, ni pour éloigner les soldats et l’armement lourds de zones archéologiques [12].

Notre démarche implique plusieurs actions concrètes : construire une base de données aussi complète que possible des destructions, des fouilles clandestines et pillages que le patrimoine subit depuis 2011, publier des rapports détaillés sur l’état des lieux du patrimoine et développer notre site web qui se veut base de données de toutes ces informations [13]. Il s’agit de plus d’alerter par des campagnes de sensibilisations les différentes institutions (nationales et internationales) ainsi que la société civile des atteintes subies par ce patrimoine. Enfin, nous essayons de contacter des responsables au sein de musées, d’universités et d’organisations diverses, ainsi que les directeurs des missions archéologiques ayant travaillé en Syrie, pour les informer sur l’état de leur site et trouver des moyens efficaces d’en assurer la surveillance en collaboration avec des personnes sur place.

Quelles sont les mesures à prendre dès maintenant pour éviter une situation similaire à celle que connaît l’Irak (destruction), ou à celle de Beyrouth dans la reconstruction ?

Au niveau local, la question la plus importante est de savoir si les institutions internationales concernées vont trouver une convention pour collaborer avec la coalition syrienne.
Les institutions internationales pourraient agir en plusieurs points. Il faudrait agir afin que les deux parties en conflit prennent leurs responsabilités en éloignant les armements lourds et les soldats des sites, des musées et des monuments archéologiques et en renforçant la protection des musées, la surveillance des sites archéologiques. Il faudrait organiser des ateliers à distance pour les organisations locales qui interviennent sur place dans les zones libérés, et les soutenir dans leur projet de protection du patrimoine. Cela devrait être le cas pour le département d’archéologie dans la zone libre à Alep. Il faut noter que certaines institutions neutres, comme l’Unesco, ne peuvent collaborer qu’avec le gouvernement syrien représenté par la Direction générale des Antiquités et des Musées. En effet, son statut ne lui permet pas de traiter avec l’opposition alors qu’une grande partie des sites menacés sont sous son contrôle, comme le massif calcaire, la vallée de l’Euphrate, la région Nord d’Alep et d’Idlib.
Les organisations internationales pourraient trouver une sorte de convention avec la coalition syrienne pour renforcer la protection des musées et des sites archéologiques situés dans la zone libérée en collaboration avec des comités locaux qui représentent la société civile (A ce propos, la société civile intervient pour protéger ses biens culturels. Ces personnes qui mettent leur vie en danger ont besoin de soutiens immédiats, comme du matériel pour documenter et sauvegarder les objets, des financements, des stages de formations). Un fonds spécial pour aider à la surveillance des sites, la conservation des objets antiques et la protection des musées pourrait être mis en place.
Une autre solution urgente serait aussi d’organiser un ou plusieurs colloques internationaux en collaboration avec des gouvernements, des universités, des centres de recherches et toutes les institutions intéressées dans l’objectif de la création d’un fonds pour la restauration des monuments archéologiques. Pour cela, il faut dès maintenant former des équipes et prendre des mesures nécessaires destinées à la reconstruction et la sauvegarde des vieux monuments, souks et quartiers des centres urbains. Un problème est qu’en effet, une fois la guerre terminée, les bulldozers déblayent des décombres des monuments endommagés pour construire des tours et des centres commerciaux, comme ce fut le cas de Beyrouth après 1991.

Sept sites syriens sont classés sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Quelle est la place de l’Unesco dans la protection du patrimoine ?

Depuis le début des combats, l’Unesco a plusieurs fois appelé les belligérants à épargner le patrimoine culturel du pays et a alerté la communauté internationale sur les risques liés au trafic d’objets culturels. Mais on assiste néanmoins depuis de nombreux mois à la destruction massive de villes par des bombardements aériens ou terrestres continus, comme c’est le cas à Homs, à Alep et dans d’autres villes.
L’Unesco a organisé plusieurs rencontres (Amman, Beyrouth, Paris) pour lutter contre le trafic illégal d’objets archéologiques. Il a publié en outre une liste rouge des propriétés culturelles syriennes menacées. Interpol a dès lors été associé aux alertes lancées par l’Unesco concernant le trafic des objets archéologique provenant de Syrie. Des ateliers de travail à distance ont de plus été organisés par l’Icomos en 2013, à Damas, puis à Idlib pour la protection du patrimoine. L’Unesco a créé sur son site web une page consacrée aux dommages réalisés et aux actes officiels pris pour la protection du patrimoine syrien. Il a aussi inscrit six sites archéologiques sur la liste du patrimoine en péril.

A titre d’exemple, l’un de ces sites est Palmyre, qui est devenue une base militaire de l’armée du régime. Certains secteurs ont subi des pillages, et des monuments comme le temple du dieu Bel ont été endommagés par les bombardements de l’armée syrienne qui a installé des armements lourds dans la zone archéologique, près du château et à proximité des tombeaux-tours des Ie-IIe siècle après notre ère. Une brigade de snipers est installée sur le toit du musée (dans la ville), lequel a reçu un obus tiré par les rebelles. L’armée du régime a aussi tracé une route au bulldozer à partir d’un poste de sécurité, créant une tranchée à travers la zone archéologique. Des armements lourds (chars, lances-roquettes multiples, etc.) sont installés sur plusieurs collines dans la zone archéologique, des soldats ont creusé des tranchées dans plusieurs secteurs comme le camp de Dioclétien.

Site de l’Association pour la Protection de l’Archéologie Syrienne : http://www.apsa2011.com/index.php/fr/presse.html

Les articles de Cheikhmous Ali :
- Le Monde : l’autre drame syrien http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/01/23/l-autre-drame-syrien_4353343_3246.html
 Syrian Heritage under Threat, Cheikhmous Ali, (pp. 351-366) http://www.jstor.org/stable/10.5325/jeasmedarcherstu.1.4.0351
 Colloque ilasouria.01 - Institut du Monde Arabe, Paris. Mardi 08 octobre 2013
http://www.apsa2011.com/index.php/fr/presse/736-colloque-ilasouria-01-institut-du-monde-arabe-paris-mardi-08-octobre-2013.html
 Cheikhmous Ali : « Syrie, un patrimoine en otage et sans protection », in Archéologia n° 515 - Novembre 2013, pp. 42-53. http://www.archeologia-magazine.com/numero-515/patrimoine-syrien-danger.3876.php

Publié le 26/03/2014


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


Cheikhmous Ali est docteur en archéologie du Proche-Orient ancien à l’Université de Strasbourg, attaché à Institut d’Histoire et d’Archéologie de l’Orient ancien, fondateur de l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (APSA).


 


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