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Entretien avec Stéphane Lacroix - « En Egypte, l’enjeu c’est le pouvoir, pas un débat entre islamisme et sécularisme »

Par Pierre-André Hervé, Stéphane Lacroix
Publié le 23/09/2013 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Stéphane Lacroix

Monsieur Lacroix, comment expliquez-vous la reprise en main du jeu politique égyptien par l’armée, au détriment du président Mohamed Morsi et des Frères musulmans ?

L’armée n’a, à vrai dire, jamais cessé d’être un acteur majeur du jeu politique égyptien. Contrairement à ce qu’on a pu croire, le président Mohamed Morsi n’a pas renvoyé l’armée dans ses casernes en août 2012. Il a seulement soutenu la frange montante de l’armée, qui semblait a priori plus désireuse de travailler avec lui et les Frères musulmans, contre la frange plus ancienne, plus établie, celle incarnée par le maréchal Tantawi. On remarque que la place de l’armée dans la nouvelle constitution adoptée fin 2012 est équivalente à celle qui prévalait dans la précédente constitution. Morsi a ménagé l’armée car elle demeurait incontournable. Plus généralement, Morsi a du composer avec des institutions bien en place, ce que l’on a pu appeler « l’Etat profond », qui n’est, en réalité, pas du tout dissimulé. Ces institutions, le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur ou encore l’appareil judiciaire (ou ses instances dirigeantes), n’ont jamais accepté la tutelle des Frères musulmans. Les cultures de ces institutions, formées par des décennies de régime militaire autocratique, foncièrement hostiles aux Frères musulmans, sont essentielles pour comprendre les difficultés de Morsi à imposer son autorité sur l’Etat et finalement son renversement. Pour reprendre la main, Mohamed Morsi a essayé de favoriser l’implantation de Frères musulmans au sein de ces institutions, au point que ses détracteurs se sont inquiétés d’une ambition hégémonique de la confrérie, d’une « frérisation » de l’Etat. Les Frères sont alors tombés dans tous les pièges qui leur étaient tendus. Plutôt que de miser sur une large coalition et de chercher à rassurer, ils se sont repliés sur eux-mêmes et sur le camp islamiste, donnant à chaque fois des arguments à leurs adversaires. L’adoption en décembre 2012 d’une constitution renforçant le rôle de la shari’a dans la législation (et de ce fait destinée à satisfaire les salafistes), mais dénoncée par l’ensemble du camp non-islamiste comme illégitime, a marqué le début d’une profonde crise de confiance, qui s’est aggravée les mois suivants.

Dans ce contexte, le mécontentement a grandi parmi la classe politique et dans l’opinion publique, attisé par une fatigue généralisée de la population après une révolution non-aboutie et par l’action en sous-main de « l’Etat profond ». Pour compliquer la tâche du gouvernement Morsi, l’institution militaire a en effet joué la carte de l’inaction voire du sabotage, ainsi que le démontrent les coupures d’électricité et la pénurie d’essence, interrompues comme par hasard une fois Morsi renversé. De même, les médias ont mené une campagne de diabolisation des Frères musulmans, et ce bien en amont du 30 juin 2013, date des grandes manifestations contre le président. Enfin, il faut signaler le rôle des acteurs étrangers, en particulier l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Ces derniers avaient, dès 2012, montré la plus grande hostilité aux Frères, considérés notamment comme étant à l’origine d’un supposé complot contre l’Etat émirien qui a donné lieu début 2013 à des arrestations suivies de lourdes condamnations. L’annonce des pays du Golfe, quatre jours après le coup d’Etat, d’une aide à l’Egypte de 12 milliards de dollars était certainement déjà préparée avant le 30 juin en concertation avec les différents acteurs de la mobilisation anti-Morsi et du coup d’Etat.
Quoiqu’il en soit, nul ne peut nier que les manifestations du 30 juin ont représenté une vraie mobilisation populaire. Le coup d’Etat est réel mais il ne doit pas faire oublier ce fait. Le champ politique était presque tout entier, des partis libéraux aux salafistes d’al-Nour (qui ont lâché Morsi peu après l’adoption de la constitution), monté contre les Frères musulmans. Les erreurs de ces derniers leur ont valu, au moment critique, de se retrouver sans alliés.

S’agit-il d’un simple retour en arrière, à la dictature militaire prérévolutionnaire ? La démocratie peut-elle encore perdurer après le coup d’Etat ?

Si l’on en croit le discours du nouvel homme fort d’Egypte, le général al-Sissi, ce coup d’Etat avait initialement pour vocation de restaurer la démocratie. Le nouveau pouvoir a ainsi proposé une feuille de route qui inclut la mise en place d’une constituante pour amender la constitution de 2012 en tenant compte de l’avis de ceux qui s’y étaient vigoureusement opposés. Or les Frères musulmans, sûrs de leur légitimité acquise dans les urnes, ont refusé cette feuille de route imposée d’en haut. Les médias ont alors accentué leur campagne de diabolisation des Frères et les services de sécurité se sont lancés dans une répression sanglante des opposants au nouveau pouvoir. Le massacre du 14 août, qui a coûté la vie à près d’un millier de partisans de Morsi, est le point culminant de cette répression. Il a conduit certains acteurs du coup d’Etat, en particulier Mohamed El Baradei et une partie minoritaire du camp libéral et révolutionnaire, à s’en distancier. De même, les salafistes d’al-Nour se sont sentis de plus en plus mal à l’aise au sein de la coalition anti-Morsi, d’autant plus que leur base était restée pour partie solidaire des Frères musulmans. Des membres du parti al-Nour ont ainsi rejoint les manifestations pro-Morsi et/ou démissionné. Dans ce contexte, le parti essaye de se repositionner au centre, arguant qu’il fallait que Morsi tombe mais refusant en même temps la répression et l’exclusion des Frères musulmans du jeu politique. Le nouveau régime a, de son côté, surenchéri en affirmant sa volonté de dissoudre l’association des Frères musulmans (émanation de la confrérie qui, elle, puisqu’elle existe en dehors du cadre légal, ne peut pas être dissoute par l’Etat). En somme, on est aujourd’hui face à un champ politique plus polarisé que jamais, mais avec une coalition anti-Morsi qui semble se rétrécir, jetant le doute sur la capacité du nouveau régime à effectivement restaurer une forme de pluralisme démocratique. La Constituante est peu représentative des partis comme de la société. Elle exclut les Frères musulmans, les libéraux critiques de l’armée, tandis que les salafistes y sont sous-représentés. Sur cinquante membres, seulement six représentent les partis alors que les 44 autres sont pour la plupart issus des institutions de l’Etat ou des syndicats officiels. On a l’impression que ceux-là mêmes qui contestaient l’hégémonie des Frères musulmans sont en train de reproduire le même schéma.
D’autres questions se posent également. Par exemple, quelles peuvent être les ambitions du général al-Sissi ? On observe un culte de la personnalité qui se développe et une campagne de recueil de signatures a été lancée pour le pousser vers l’élection présidentielle. Certains voudraient voir en lui un nouveau Nasser.
Au mieux, on pourrait voir le retour à un système semi-autoritaire comme sous Hosni Moubarak (en anglais, on parle de « upgraded authoritarianism »), caractérisé par l’existence formelle d’institutions démocratiques mais un verrouillage des mécanismes d’alternance. Al-Nour, s’il choisit de rester dans le jeu, pourrait alors jouer le rôle des Frères musulmans sous Moubarak. Au pire, une dictature militaire explicite pourrait voir le jour.

Pensez-vous que la flambée de violence dans le pays, en particulier au Sinaï, inaugure une vaste insurrection de l’opposition islamiste ?

La violence au Sinaï s’inscrit dans une réalité largement locale, avec des causes historiques, en partie locales, qu’on ne peut pas directement lier à la crise politique actuelle en Egypte, même si celle-ci a pu donner lieu à leur exaspération. Les groupes djihadistes du Sinaï sont présents dans la région depuis les années 2000, le phénomène n’est donc pas nouveau. La réalité sociale propre au Sinaï explique, en partie, ses problèmes. La région (à l’exception du Sud touristique) est, en effet, marginalisée économiquement et politiquement. Les tribus du nord du Sinaï, abandonnées par l’Etat, se sont lancées dans la contrebande, d’une certaine façon pour compenser. Cela a constitué un terreau propice à l’installation des djihadistes. Depuis la révolution, le vide sécuritaire aide à leur développement. L’Etat égyptien, même sous la présidence de Mohamed Morsi, a du réagir, mais les djihadistes ont pu avoir l’impression de jouir d’une certaine impunité, en particulier pendant la deuxième partie du mandat de Morsi, marquée par le repli sur sa base islamiste. Après sa chute et le retour de l’armée aux commandes, la violence est montée d’un cran car les groupes djihadistes voient le retour de l’Etat sécuritaire comme une menace existentielle. Morsi et les Frères musulmans ne bénéficient pas d’une sympathie particulière de la part de ces groupes, aux yeux desquels la légitimité vient de Dieu, pas de l’élection, mais la propagande du nouveau pouvoir égyptien joue de la confusion entre les violences du Sinaï et les manifestations pro-Morsi pour faire croire à un vaste mouvement terroriste qui justifie la répression des Frères.
En ce qui concerne les Frères musulmans, leur chaîne de commandement étant aujourd’hui mise à mal, des Frères orphelins pourraient se résoudre à la violence mais le phénomène restera probablement marginal. Si l’on devait faire une comparaison de l’évolution probable de l’Egypte du point de vue sécuritaire avec une situation historique et/ou géographique différente, le pire scenario semble être un retour à une situation de violence de basse intensité comme il en a existé en Moyenne et Haute-Egypte dans les années 1990, quand l’Etat affrontait la Gamaa Islamiyya et Al-Jihad. Un scénario à l’algérienne, de quasi-guerre civile extrêmement meurtrière est, pour l’instant, à exclure.

Que pensez-vous de l’évolution actuelle de l’islam politique dans le pays ? Quelles perspectives s’ouvrent devant nous ?

Les Frères musulmans vont perdurer comme organisation. La confrérie est hors de portée de l’Etat. Il faut, par ailleurs, rappeler que, dans le contexte d’une société devenue très conservatrice, Morsi n’a pas tant été attaqué pour son islamisme que pour son incapacité à faire des compromis. Et aujourd’hui, le référent islamique n’a non seulement pas disparu mais il reste central. Même les acteurs du coup d’Etat s’en réclament d’une manière ou d’une autre. Le comité des dix qu’ils ont mis en place au lendemain du renversement de Morsi n’a, par exemple, pas proposé de supprimer l’article 2 de la constitution de 2012 (mais introduit en réalité dès 1980), qui pose les principes de la shari’a comme principale source de législation. La politique de ces dernières années en Egypte peut finalement être résumée d’abord à une lutte entre un establishment, une élite installée, et une contre-élite périphérique, incarnée par les Frères musulmans. L’enjeu c’est avant tout le pouvoir, pas un débat entre islam et sécularisme.

Publié le 23/09/2013


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


Stéphane Lacroix est associate professor à Sciences Po, et chercheur au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Il est l’auteur, notamment, de "Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée" (Presses Universitaires de France, 2010) ; "L’Egypte en révolutions" (avec Bernard Rougier, Presses Universitaires de France, 2015) et "Revisiting the Arab Uprisings" (avec Jean-Pierre Filiu, Hurst/Oxford University Press, 2018).


 


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