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Dorothée Schmid, La Turquie en 100 questions

Par Oriane Huchon
Publié le 24/03/2017 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 16 minutes

Histoire

L’Anatolie avant les Turcs Avant toute chose, Dorothée Schmid explique que, par son histoire, sa culture et sa démographie, la Turquie est à la fois européenne et asiatique, au carrefour de nombreuses civilisations. Son territoire est situé pour 97% en Asie et pour 3% en Europe, mais de nombreux points de vue elle est européenne. Selon l’auteure le débat de savoir si la Turquie est européenne ou pas est « un exercice politique » (p.20).
Car l’Anatolie (97% de la Turquie actuelle) a été peuplée par de nombreuses populations de toutes origines depuis le néolithique. Les Akkadiens, les Assyriens, les Hourites, les Hittites, puis les Grecs et les Perses, les Macédoniens, les Séleucides, les Arméniens, les Romains puis les gréco-romains ou les Byzantins, et enfin les Arabes, avant l’invasion finale des Turcs venus d’Extrême-Orient, se sont succédés et / ou ont cohabité en Anatolie.

L’Empire ottoman Les Turcs sont à l’origine des « tribus éparses de chasseurs-cueilleurs habitant les steppes du Turkestan oriental et de Mongolie dès le XIVe siècle avant notre ère, qui commencent à migrer vers l’ouest et le sud à partir du IIe siècle, se disséminant jusqu’en Russie orientale, en Asie Mineure et en Inde » (p.23).
Au début du XIVe siècle, la maison d’Osman, d’origine turkmène et convertie à l’islam, s’introduit en Anatolie. C’est le début de l’Empire ottoman. En quelques générations, l’Anatolie est conquise. La prise de Constantinople en 1453 par Mehmet II « établit définitivement l’autorité de l’empire, à cheval sur deux continents » (p.25). Le règne de Soliman Ier, ou Soliman le Magnifique, (1494 – 1566) marque l’apogée de la dynastie : il repousse les frontières jusqu’en Europe centrale à l’ouest et jusqu’à l’Iran à l’est. Une culture de cour raffinée, admirée dans toute l’Europe, se développe. Mais déjà à la mort de Soliman le Magnifique, l’empire tombe progressivement dans le déclin. La dynamique de conquête est épuisée et les autorités éprouvent des difficultés à organiser un empire si vaste. La première défaite navale des Ottomans face aux Européens a lieu en 1571 à Lépante. Elle marque la fin de la domination de la Méditerranée par la Sublime Porte. Puis au XIXe siècle, l’Empire ne parvient pas à mener à temps les réformes nécessaires à sa survie. Il meurt finalement après la Première guerre mondiale.

La fin de l’Empire est précipitée par les Jeunes-Turcs, mouvement réformateur ottoman contestant la dérive absolutiste du sultan Abdhülhamid II et qui s’empare du pouvoir en 1908. Après une courte période libérale, les Jeunes-Turcs évoluent vers « une synthèse panturquiste islamique et jacobine ». Ils déposent le sultan Abdhülhamid II, puis prennent le pouvoir en 1913 et instaurent une dictature. Engagés aux côtés de l’Allemagne en 1914, la débâcle militaire conduit à leur perte.

En 1915, l’Empire ottoman à l’agonie procède à des massacres à grande échelle contre les minorités arménienne et assyro-chaldéenne. Selon les discours, le nombre de morts est estimé entre 300 000 et 1,5 million d’individus. Pourtant, l’Etat turc ne reconnaît pas ces massacres, arguant qu’il s’agissait d’une « opération de légitime défense de la bureaucratie ottomane, destinée à neutraliser une minorité pactisant avec l’ennemi russe sur le front oriental » (p.45), et refuse la qualification de « génocide », indiquant que le crime de génocide n’existait pas légalement en 1915. Ce négationnisme constitue aujourd’hui un des principaux contentieux entre la Turquie et l’Union européenne. Quelques historiens turcs expliquent « l’impossible reconnaissance du génocide à travers les mécanismes de fondation de la république kémaliste : la spoliation des biens arméniens a permis d’enrichir la nouvelle bourgeoisie turque ; l’obsession de la pureté nationale a empêché toute réflexion rétrospective sur l’empire multiculturel » (p.46).

La naissance de la République Les frontières actuelles de la Turquie ne sont pas celles prévues par le Traité de Sèvres (1920), qui démantèle l’Empire ottoman. Ce traité réduisait drastiquement les limites de la Turquie, ramenant sa superficie à 420 000 km², alors qu’à son apogée l’Empire ottoman s’étendait sur 5,2 millions de km². Mustafa Kemal Atatürk, le père fondateur de la Turquie moderne, a mené une « guerre de libération » contre les Européens, conduisant à la signature en 1923 du Traité de Lausanne établissant les frontières actuelles de la Turquie, encadrant un territoire d’une superficie de 783 562 km².

Atatürk est central dans l’histoire de la Turquie. Il fonde la République en 1923, « et en [est] l’incarnation sa vie durant et même après, grâce à un culte de la personnalité régulièrement réactivé » (p.49). Il rompt symboliquement avec l’Empire ottoman en ancrant la capitale de la nouvelle république à Ankara, au plein cœur de la péninsule anatolienne et loin de l’occidentale Istanbul. Il réforme la Turquie et se pose en chef paternaliste pour le peuple turc. Il meurt en 1938 sans héritier.

Depuis, les luttes de pouvoir entre civils et militaires ont freiné la mise en place de la démocratie. Entre 1960 et 2016, on recense « 4 coups d’Etat militaires effectifs, un avertissement et une tentative » (p.58). Le dernier coup d’Etat, le 15 juillet 2016, a échoué et s’est soldé par la mort de 300 personnes, des dizaines de milliers d’arrestations, et des purges massives à tous les niveaux de l’Etat.

Politique

Tendances de fond de la politique turque La politique en Turquie aujourd’hui est marquée par plusieurs tendances de fond, dont la plus ancienne et la plus prégnante est sans doute le kémalisme. Presque 80 ans après la mort d’Atatürk, le kémalisme continue d’influencer la politique turque. Dans la constitution de 1937, Mustafa Kemal a inscrit six principes : républicanisme, nationalisme, laïcisme, populisme, étatisme et révolutionnarisme (ou esprit de réforme). Malgré la dérive autoritaire, l’exclusion des masses et la répression des minorités, cet héritage demeure central dans la politique turque. « Les héritiers autoproclamés de Kemal on progressivement transformé sa pensée en idéologie d’Etat » (p.64).

D’autre part, les Turcs sont fortement nationalistes et patriotiques depuis l’instauration de la République. Kemal a homogénéisé la population (épurations des chrétiens et assimilation des Kurdes). « L’amour de la patrie justifie tout, de la simple manifestation à la ratonnade antikurde ou anti-alévie, en passant par le révisionnisme de la question des frontières » (p.66). Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle crispation nationaliste depuis 2015, qui inquiète les Européens.

Autre fait notoire, le paysage politique est depuis plusieurs décennies dominé par la droite. Les partis conservateurs (parmi lesquels le puissant AKP, parti du président Erdoğan), voire les mouvances d’extrême droite (comme les « Loups gris »), sont majoritaires dans l’espace politique. Une gauche existe, mais assez faible. Un terrorisme d’extrême gauche commet épisodiquement des attentats contre les forces de l’ordre. Aujourd’hui, la gauche alternative a fusionné avec le HDP, parti politique pro-kurde et socialement progressiste, accentuant le déplacement de la question sociale vers la question kurde.

Enfin, la république turque est menacée par l’ombre de l’« Etat profond », « structure politique parallèle fantasmée, qui déciderait dans l’ombre : un Etat derrière l’Etat, mais qui pourrait être aussi le cœur de l’Etat lui-même, une sorte de noyau dur secret réunissant des personnages influents pour remplir des missions « sales » au service de l’Etat » (p.75). L’Etat profond s’exprimerait à travers des attentats, des affaires de corruption, des meurtres… Cette croyance en l’existence de l’Etat profond, que Dorothée Schmid qualifie de « mythologie », « illustre le rapport ambivalent que les Turcs entretiennent avec leurs institutions : la vénération de l’Etat se double d’une crainte permanente des agissements du Moloch qui, au nom d’une idéologie de la survie, a tout pouvoir sur les citoyens » (p.76).

L’AKP et Erdoğan C’est dans ce paysage politique général que l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002. Ce parti, fondé entre autres par Tayyip Erdoğan, se présentait alors comme « musulman démocrate ». Il alliait la référence à la religion, la volonté de réforme et l’attachement à la démocratie. Au départ, « il entérine la laïcité pour ne pas froisser les militaires, prend acte d’une majorité sociale conservatrice pour le pays, maintient son discours de moralisation de la vie politique et confirme le tournant économique libéral » (p.77-78).

Mais la composante islamique du programme est révélée progressivement, notamment depuis les événements de Gezi en 2013 (révolte écologiste anti-Erdoğan) et les printemps arabes. Dans le même temps, l’AKP prend un tournant autoritaire et nationaliste. La famille, la religion et la nation deviennent ses piliers. La démocratie n’est plus libérale. Erdoğan souhaite désormais changer la constitution turque, qui date de 1982 et ne correspond plus à la Turquie d’aujourd’hui. Ce souhait vise aussi à légaliser la présidentialisation du régime et l’octroi de plus de pouvoirs par le président.

Et pourtant, Erdoğan demeure extrêmement populaire. Il constitue la figure politique la plus charismatique depuis la mort d’Atatürk, à qui il se mesure. Il a mené la Turquie sur les voies d’un décollage économique majeur, lui a donné rang de puissance mondiale, a poussé à son ouverture au monde et a commencé à admettre les complexités sociales du pays. Il souhaite aujourd’hui « asseoir la puissance turque et construire une société homogène dont l’islam serait le liant » (p.81). L’islam est réintroduit dans l’enseignement et les mosquées se multiplient. Le président se présente lui-même comme un pieux musulman. La personnalité d’Erdoğan est tout autant appréciée par ses partisans que son programme politique. Mais il a également de nombreux détracteurs, qui se rejoignent « dans une détestation croissante du héros néo-islamiste » (p.80) : libéraux, laïcs, Kurdes, nationalistes de droite, gülenistes.

Contestations politiques La question des Kurdes est centrale en Turquie. Les Kurdes sont entre 12 et 15 millions en Turquie, soit près de 20% de la population totale. Ils sont majoritairement sunnites et parlent un même dialecte, le kurmandji. Des groupes alévis et des identités intermédiaires existent également. La politique d’assimilation menée par la République depuis sa naissance a été systématique à l’égard des Kurdes, sans intégration satisfaisante. Aujourd’hui, les Kurdes ont essentiellement des revendications culturelles : usage de la langue garanti, possibilité de se définir comme Kurde (ce qui n’est pas prévu dans la Constitution, qui associe la citoyenneté au fait d’être Turc). Mais depuis quelques années, les Kurdes demandent également une certaine « autonomie démocratique », pouvant évoluer vers le fédéralisme ou vers une décentralisation poussée. Dans leur grande majorité, les Kurdes soutiennent les institutions turques, votent pour l’AKP et sont en désaccord avec la stratégie du PKK. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a été formé en 1978 et mène une guérilla séparatiste intense depuis 1984. Il vise traditionnellement les forces de l’ordre turques.

Une nouvelle génération d’opposants a vu le jour dans la décennie 2010, et s’est regroupée autour de « l’esprit de Gezi », en référence à un projet d’urbanisme poussé par l’AKP à Istanbul et combattu par les riverains, puis par les étudiants, les militants de gauche et un large public. Dans la crainte de voir se développer un équivalent turc des printemps arabes, ce mouvement est réprimé par les forces de l’ordre. Mais ce mouvement a marqué une rupture pour l’AKP.

L’armée est un troisième volet de la contestation politique. L’institution militaire en Turquie est centrale : depuis l’Empire ottoman, elle est solide, indissociable du pouvoir et un acteur économique important. Mais aujourd’hui, l’armée est affaiblie. Sa légitimité a été ébranlée par une série de procès sur des tentatives supposées de coups d’Etat, le service militaire est de plus en plus contesté et l’inviolabilité de l’armée est levée. De plus, l’échec du coup d’Etat du 15 juillet 2016 a « confirmé à la fois l’affaiblissement de l’institution militaire […] et le rejet violent par la plus grande partie de la population de ses interférences dans le champ politique ». 40% des amiraux et des généraux ont subi les purges qui ont suivi le coup d’Etat, accusés de soutenir Fethullah Gülen, ce qui accentue l’affaiblissement de cette institution traditionnelle de la Turquie.

Culture et société

Culture Dorothée Schmid développe ensuite différents aspects de la vie culturelle turque. Tout d’abord, l’Anatolie dispose d’un patrimoine archéologique exceptionnel puisqu’il concentre 10 millénaires de civilisation, sans destructions majeures.

Du point de vue linguistique, le turc est théoriquement parlé par 75 millions d’individus (sur une population totale de presque 80 millions). Il est issu de la famille des langues altaïques. La langue est un élément central de l’identité des Turcs, notamment des panturquistes, qui s’appuient sur le critère linguistique pour définir le territoire de leur « communauté fantasmée » (p.111). L’AKP renouvelle cette fierté linguistique, déjà au centre de la politique culturelle kémaliste.

D’autres aspects sont également développés, pouvant paraître plus anecdotiques mais révélateurs des évolutions culturelles et sociales turques. On apprend ainsi que la Turquie a été entre les années 1970 et 1980 grande productrice de films érotiques, avant le coup d’Etat conservateur de 1980. Ou encore qu’aujourd’hui elle inonde de ses séries télévisées (soap operas) les publics du Moyen-Orient, du Maghreb, d’Asie et d’Amérique latine.

Société L’auteure brosse un portrait rapide de la société turque, qui change rapidement. La dynamique démographique est importante (900 000 naissances par an, alors que la France en compte 238 000), la transition démographique est achevée avec 2,14 enfants par femme en 2015. Mais la Turquie vieillit, et d’ici 2023 les personnes âgées de plus de 65 ans constitueront plus de 10% de la population.

La société turque fonctionne sur un modèle patriarcal bien marqué. Actuellement, le retour du conservatisme est de plus en plus apparent à travers le port du voile qui se généralise, alors qu’il avait été banni par les sécularistes à l’époque d’Atatürk. L’AKP a mené le combat en faveur du voile au sein des institutions de l’Etat, de l’université et dans la rue. Ce retour du religieux et du conservatisme s’accompagne d’une part d’un « discours néo-traditionaliste qui conteste les laborieux acquis féministes passés, renvoyant les femmes à la mission maternelle, assortie du rôle de gardienne des valeurs. […] Le retour d’un machisme extrêmement agressif dans l’espace public a été mis en lumière par plusieurs effroyables affaires de viol suivies de meurtres, et par de fréquents scandales de harcèlement dans les transports » (p.131). D’autre part, la tolérance envers les membres de la communauté LGBT est également en déclin. L’AKP est officiellement hostile à l’homosexualité, et en 2013 9% des Turcs considéraient l’homosexualité comme « acceptable » (contre 14% quelques années plus tôt). Pourtant, l’homosexualité n’est plus un crime en Turquie depuis les Tanzimat de 1868.

La société turque est présentée comme fondamentalement clivée entre « Turcs blancs » et « Turcs noirs ». Les « Turcs blancs » désignent « la bourgeoisie urbaine aisée, occidentalisée et séculariste, classe élitaire qui est le produit historique du kémalisme et se concentre essentiellement à l’ouest du pays » (p.135), par opposition à la « Turquie noire […], le pays rural, où les populations sont moins instruites, plus religieuses et appartiennent à des catégories professionnelles plus modestes : agriculteurs, petits commerçants et artisans » (p.136). Les premiers méprisent les seconds. Mais ce sont les « Turcs noirs » qui profitent largement de l’envol économique porté par l’AKP et qui prospèrent aujourd’hui. Depuis vingt ans, les sociologues ont noté l’émergence de « Turcs gris », populations hybrides nées « des nouvelles classes moyennes et supérieures venues de la campagne pour s’installer en ville » (p.136).

Enfin, la Turquie offre un paysage médiatique censuré : elle est 151e sur 180 du classement de Reporters sans frontières pour la liberté de la presse ; et la censure y est présente depuis toujours. Ces dernières années, et particulièrement depuis juillet 2016, ce climat s’est encore dégradé, de nombreux journalistes sont en prison et les réseaux sociaux sont largement contrôlés.

Religion

Depuis l’instauration de la République par Atatürk, le processus d’épuration progressive a amené la société turque à être musulmane à 99,5%, dont 10 à 20% de chiites. Les autres mouvances de l’islam, notamment alévie, ne sont pas reconnues officiellement. Les minorités non musulmanes (chrétiens et juifs surtout, bien que ces communautés soient aujourd’hui peu nombreuses) conservent officiellement un statut d’exception depuis le traité de Lausanne, mais sont discriminées dans les faits.

Le laïcisme prôné par Atatürk « ne signifie pas séparation, mais plutôt contrôle de la religion par l’Etat » (p.151). D’ailleurs, « le kémalisme a même fusionné l’élément ethnique et le sunnisme dans la définition de l’identité nationale turque, si bien que la religion n’a jamais cessé d’être un facteur de mobilisation ». Depuis son accession au pouvoir, l’AKP a décuplé le budget de la présidence des Affaires religieuses.

La religion musulmane en Turquie a toujours été influencée par les confréries. La confrérie la plus importante est celle de Fethullah Gülen, qui serait parvenue à infiltrer l’Etat au plus haut niveau. A l’origine allié d’Erdoğan, celui-ci le considère désormais comme « un comploteur machiavélique cherchant à abattre la démocratie turque » (p.158). Son réseau d’écoles regroupées au sein de son ONG Hizmet (« service »), a disséminé dans le monde entier la langue turque et l’islam confrérique du fondateur, teinté de nationalisme turc. Depuis 1999, Gülen gère son réseau depuis la Pennsylvanie où il est exilé.

Economie

Depuis 12 ans la Turquie connaît une forte croissance (+4,5% en 2015). Cette croissance est la conséquence d’un effet de rattrapage rapide. L’AKP est responsable de cette croissance économique, car il a mené l’ouverture, la réforme de la monnaie et du système bancaire indispensables au décollage économique. Ce succès explique la popularité de l’AKP, porté par les nouvelles classes capitalistes de l’est de la Turquie (aussi appelés les « tigres anatoliens »).

Mais l’économie turque présente d’importantes contraintes, qui se font désormais sentir (baisse de la croissance à +3% en 2016) : très peu de matières premières dans le sol anatolien, importation de l’énergie, problèmes de financement de l’Etat, insuffisance du modèle productif concentré sur des secteurs classiques et fortement concurrentiels, économie informelle qui représenterait plus de 28% du PIB (le taux le plus haut des sociétés industrialisées).

La Turquie échange majoritairement avec l’Union européenne, qui représente 49% de ses exportations et 39% de ses importations. Mais ces échanges sont structurellement déficitaires pour la Turquie.

Le pays tente de s’imposer comme « carrefour énergétique ». Il se situe au carrefour des grandes routes de l’énergie. L’objectif est, par ordre de priorités, de « garantir sa propre sécurité énergétique en diversifiant ses sources d’approvisionnement ; défendre la position de ses entreprises dans le secteur de l’énergie sur le plan régional ; s’assurer des revenus en prélevant des taxes sur l’usage des oléoducs et des gazoducs passant par son territoire » (p.180).

Relations internationales

Les deux dernières parties de l’ouvrage sont consacrées aux relations internationales de la Turquie, tout d’abord d’un point de vue géopolitique régional et mondial, puis plus particulièrement vis-à-vis de l’Union européenne.

Géopolitique La diaspora turque est importante : près de 15 millions de nationaux Turcs vivent en dehors de la Turquie. Ils sont particulièrement nombreux en Europe (l’Allemagne et la France sont les deux premiers pays d’accueil), en Amérique, et dans les anciennes provinces ottomanes.
La Turquie a entretenu des rapports houleux avec ses voisins pendant de nombreuses décennies. La politique de « zéro problème avec les voisins » menée par Ahmet Davutoğlu de la fin des années 2000 à 2016 a tenté de calmer ces tensions.

Avec la Grèce tout d’abord, la Turquie entretient des rapports complexes. Le prestigieux passé grec en Anatolie est réapproprié par l’Etat turc. Les échanges de populations du début du XXe siècle et les pogroms ont de plus ensanglanté les relations entre les deux Etats. Puis, la Grèce et la Turquie se affrontées dans une course aux armements au sein de l’OTAN. Deux contentieux demeurent entre les deux pays : l’occupation du nord de Chypre par la Turquie, et la délimitation des eaux territoriales respectives des deux Etats en mer Egée. La question de Chypre justement, île dont la moitié nord est occupée par les Turcs depuis 1974 (et qui était auparavant une possession ottomane, avant de tomber dans le giron de l’Empire britannique), est aujourd’hui compliquée par la découverte d’importantes réserves gazières dans les eaux territoriales de l’île. Le dossier chypriote isole la Turquie sur le plan international.

D’autre part, la frontière entre l’Arménie et la Turquie est toujours fermée, en raison du conflit du Haut-Karabagh. Les tentatives de négociations ont détendu les relations, mais depuis deux ans la situation s’est à nouveau dégradée dans le Caucase, ce qui repousse l’échéance d’une ouverture de la frontière.

La politique d’Ahmet Davutoğlu, proche d’Erdoğan, d’abord ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre, a permis à la Turquie de devenir une puissance sur la scène internationale. « Il tente de faire de la Turquie un acteur central sur tous les dossiers multilatéraux, à l’ONU, à l’OTAN, au FMI, et noue avec l’Union européenne un bras de fer latent accréditant l’idée que celle-ci ne joue pas franc-jeu avec son partenaire musulman » (p.224). Il tombe en disgrâce et est renvoyé en mai 2016.

La Syrie n’a pas pleinement bénéficié de la politique de Davutoğlu. Les relations entre la Turquie et la Syrie ont été mauvaises pendant des décennies en raison de trois contentieux : le partage des eaux de l’Euphrate, le soutien du président Hafez el-Assad pour le PKK dans les années 1990, et la question de Alexandrette/Hatay, dont l’annexion turque n’est toujours pas reconnue par la Syrie. Dès le début du conflit en Syrie, la Turquie prend fermement position contre Bachar el-Assad. « Elle ouvre ses frontières aux civils syriens fuyant les combats, accueillant près de trois millions de réfugiés à ce jour. Soutenant ouvertement l’armée syrienne libre, elle est également soupçonnée de fournir des armes à différents groupes djihadistes plus efficaces militairement et partageant une certaine proximité idéologique avec la mouvance AKP » (p.230). A l’été 2015, la Turquie rejoint la coalition menée par les Etats-Unis contre Daesh en raison de plusieurs attentats perpétrés sur son sol. Pour contrer la prise d’importants territoires en Syrie par les Kurdes, les autorités turques lancent l’opération Bouclier de l’Euphrate en août 2016. « Désormais proche des Russes, et toujours pilier régional de l’OTAN, Tayyip Erdoğan revoit ses priorités : la destitution de Bachar ne figure plus en tête de l’agenda » (p.230).

Les Turcs sont les alliés des Américains depuis leur adhésion à l’OTAN en 1952. Ils ont bénéficié du plan Marshall et ont barré l’avancée du communisme vers le sud. Mais la relation entre Tayyip Erdoğan et Barack Obama s’est dégradée ces dernières années. De plus, la population turque est ouvertement anti-américaine, et le fait que Fethullah Gülen se soit réfugié aux Etats-Unis est régulièrement dénoncé dans le discours politique turc. Enfin, le rôle de la Turquie dans l’OTAN est aujourd’hui contesté, à l’heure de la crise syrienne qui place la Turquie en première ligne. A ce titre, elle bénéficierait si nécessaire de l’aide de l’organisation, mais son rapprochement sensible avec Moscou à l’été 2016 amènent les membres de l’OTAN à se demander si la Turquie a encore sa place en son sein.

Le rapprochement avec la Russie s’inscrit dans un passé de rivalités russo-turques plusieurs fois centenaire. La Russie tsariste et l’Empire ottoman étaient régulièrement en guerre depuis le XVIe siècle. Les ambitions territoriales de l’un et de l’autre, leurs différences religieuses, ont formé le ciment des conflits. L’ancrage de la République de Turquie à l’Ouest en 1952 scelle cette opposition. Pourtant, leurs relations commerciales sont importantes et depuis l’été 2016 les relations diplomatiques se sont réchauffées. « L’OTAN observe avec une certaine inquiétude cette nouvelle alliance informelle russo-turque, que vient compléter l’Iran » (p.240).

Union européenne La question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est complexe. La Turquie est membre fondateur du Conseil de l’Europe. Dès 1963, elle a signé avec la Communauté économique européenne un « traité d’association » « qui mentionnait, au-delà de l’objectif de l’union douanière (réalisée en 1996), la perspective de l’adhésion pleine et entière » (p.260). « Les négociations d’adhésion proprement dites ont commencé en 2005 et piétinent depuis 2006. Seize des trente-cinq chapitres de la négociation ont été ouverts à ce jour, et un seulement bouclé » (p.260). Au sein de l’UE, la question est devenue politique avec un discours anti-islam qui alimente le rejet de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne. La situation semble bloquée. Comme l’indique Dorothée Schmid : « personne ne semble plus croire à l’adhésion, mais personne ne souhaite prendre le risque de rompre des négociations qui ont le mérite de canaliser une relation compliquée » (p. 261). Pourtant, de nombreux intellectuels libéraux turcs considèrent que la Turquie n’a pas d’alternative à l’Union européenne pour la Turquie.

Dorothée Schimd, La Turquie en 100 questions, Tallandier, 2017, Paris.

Publié le 24/03/2017


Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.


 


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