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Par Florian Besson
Publié le 03/05/2013 • modifié le 12/05/2021 • Durée de lecture : 6 minutes

Dome of the Rock, Mount Moriah, Temple Mount, Jerusalem, Israel, Middle East.

Sylvain Grandadam / Robert Harding Premium / robertharding via AFP

Au cœur de Jérusalem

Le Dôme du Rocher a été construit par le calife omeyyade Abd al-Malik en 691 – 692. Il est situé sur la grande « esplanade sacrée », le harâm al-sharif, en face de la Mosquée Al-Aqsa, « la lointaine », la plus ancienne mosquée que l’on connaisse. Cette esplanade fait 280 mètres sur 490 : elle correspond à peu près à l’esplanade du Temple de Salomon, détruit en 70 par le futur empereur romain Titus. Après que Hélène, la mère de l’empereur Constantin, a découvert la Vraie Croix à Jérusalem en 326 après JC, les Chrétiens ont délaissé cette esplanade pour se concentrer sur la partie occidentale de la ville. Ils ont notamment laissé les ruines des temples romains (et notamment d’un temple consacré à Jupiter) sur cette terrasse, une façon de montrer symboliquement la victoire du christianisme sur les religions païennes. Aux ruines de l’esplanade s’opposent les nouvelles églises qui se multiplient à Jérusalem. Au moment où les musulmans prennent la ville, c’est donc un espace vide de culte, mais chargé de mémoire et de symboles. Ils vont réutiliser ces ruines pour construire ces nouveaux bâtiments. A noter que cette construction fut, selon le chroniqueur byzantin Théophane, très bien accueillie par les Juifs, qui y auraient vu une reconstruction du Temple de Salomon. Peut-être s’agissait-il aussi, pour le calife, de se poser comme un héritier de l’empereur romain : un empereur avait fait détruire le Temple, un calife le rebâtissait. Le Dôme serait le lieu où se donne à voir la renovatio imperii qu’apporte l’islam.

Le Dôme du Rocher a un plan très particulier, octogonal, autour d’un rocher, appelé le Rocher de la Fondation, affleurement le plus élevé du Mont. Le dôme est porté par une arcade circulaire s’appuyant sur quatre piliers et douze colonnes. Le monument s’articule ensuite autour d’un double déambulatoire, ce qui peut paraître curieux étant donné que la déambulation ne fait pas partie des pratiques de dévotion musulmanes. On reconnaît en fait des héritages architecturaux byzantins : le Dôme du Rocher fait penser à l’Eglise du Saint-Sépulcre. De même, le décor intérieur a probablement été réalisé par des artisans chrétiens ou récemment convertis à l’islam, car ces mosaïques se rapprochent de celles que l’on trouve par exemple dans l’église de la Nativité de Bethléem. Les techniques de construction, enfin, empruntent à celles de Rome, mais aussi à celles de l’Empire sassanide. Quatre portes, orientées vers les quatre points cardinaux, percent les murs. Enfin, le dôme, haut de 25 mètres pour un diamètre de 20 mètres, est visible de partout dans la ville. Il est recouvert d’un alliage d’or, même si certains chroniqueurs médiévaux ont prétendu qu’il avait été un temps recouvert d’or pur. Le décor extérieur (céramiques polychromes) est ottoman : il a été refait par Soliman le Magnifique en 1545, et restauré dans les années 1960. Le décor intérieur – murs recouverts d’un plaquage de marbre, fenêtres ornées de vitraux, plafonds en plâtre doré – est plus authentique.

Un lieu saint de l’islam

Comment expliquer ce monument ? Ce sanctuaire commémorerait le « voyage nocturne » (isra) puis l’ascension vers le ciel (miraj) du Prophète Muhammad. Selon cette légende, le Prophète aurait été transporté de La Mecque à Jérusalem, et de là serait monté au Ciel, guidé par Gabriel, rencontrant tous les Prophètes et voyant l’Enfer. C’est par ce récit que Jérusalem (en arabe Al Quds) s’affirme comme la troisième ville sainte de l’islam, avec La Mecque et Médine [1]. Ce récit, qui a inspiré Dante, permet de justifier la construction d’un édifice saint autour du rocher. Au XIème siècle, on va jusqu’à affirmer que ce rocher porte la trace du pied de Muhammad. Le contraste entre le rocher brut, laissé nu, et les murs dorés recouverts de discrètes volutes végétales, devait être particulièrement apprécié des contemporains. L’architecture renforce cette importance du rocher : l’alternance des colonnes permet que celui-ci soit visible de partout. L’inscription extérieure a quant à elle une dimension en partie eschatologique : cela contribuerait à faire du Dôme une préfiguration de la Jérusalem céleste, telle qu’elle doit revenir sur terre au moment du Jugement Dernier. En dessous du Rocher, on trouve une grotte, qui sert de mosquée puisqu’elle abrite un mirhab, et dont la date de la construction fait débat. Après la prise de Jérusalem par les croisés, en 1099, le Dôme fut transformé en église, la mosquée Al-Aqsa devenant un palais. Il faut attendre la reprise de la ville par Saladin, en 1187, pour que ces bâtiments soient rendus à leurs fonctions premières.

Les colonnes sont surmontées de chapiteaux à feuilles d’acanthes. Les mosaïques intérieures, qui s’étalent sur plus de 280 m², présentent des motifs répétitifs : ni animaux ni humains, mais de nombreux motifs végétaux, et des représentations de bijoux. On peut lire ces décors luxueux de plusieurs façons. Est-ce une illustration du paradis, une évocation des richesses du calife, ou simplement un décor esthétique ? O. Grabar note que c’est sur ces mosaïques que naît l’un des grands principes de l’art musulman : la variation à l’infini des mêmes motifs, pour en créer de nouveaux en les combinant de plusieurs façons. Les historiens abbassides tenteront, afin de renforcer la rupture (dawla) qu’est censée représenter l’avènement des Abbassides, de présenter cette construction comme une hérésie : al-Malik aurait souhaité remplacer La Mecque, alors occupée par les forces rebelles de Ibn Zubayr, qui s’est fait proclamer calife en 683, à la mort du calife Yâzid Ier (c’est la « deuxième fitna »). Mais il ne s’agit probablement pas de cela : c’est avant tout un monument politique.

Un monument politique

L’inscription extérieure, longue de 240 m, est en effet très claire : « ô gens du livre (ahl al-kitâb), ne soyez pas excessifs dans votre religion et dites seulement la vérité sur Dieu. Le Messie, Jésus, fils de Marie, fut seulement un messager de Dieu, il fut la parole de Dieu confiée à Marie. Croyez ainsi en Dieu et en ses messagers et ne parlez pas de trinité ; abstenez vous de parler de cela, cela vaut mieux pour vous ». On reconnaît dans ces formules pieuses plusieurs formules coraniques, soit fixées, soit mélangées, ce qui laisserait penser que le texte coranique n’a pas au temps des Omeyyades l’aspect intouchable qu’il aura par la suite. Muhammad est désigné comme le serviteur et l’envoyé de Dieu (pas comme Prophète : rasûl et pas nabi) ; les mêmes termes qualifient Jésus. L’inscription est ainsi explicitement adressée aux Chrétiens, plus encore qu’aux Juifs : il s’agit ainsi de leur donner, sinon une leçon, du moins un message. Dans la ville sainte du christianisme, dans la ville où le Christ a prêché et où il est mort, le Dôme du Rocher affirme la supériorité de l’islam, et de l’Islam. Il est toutefois surprenant que l’inscription ne fasse aucune allusion au miraj censé être à l’origine de ce lieu.

La fin de l’inscription donne la date de la construction, le nom de ce monument et le nom du constructeur : al-Ma’mûn, calife abbasside du début du IXème siècle. Or le règne de ce calife est postérieur à la construction du Dôme : cela représente donc forcément une tentative d’appropriation. Vu le prestige associé au monument, il était intéressant pour un calife de tenter de le récupérer à son compte, a fortiori pour al-Ma’mûn qui s’est révolté contre son frère aîné avant de s’imposer comme calife. Lorsque Soliman fait refaire le décor extérieur, notamment les fenêtres, il s’agit du même objectif : mettre sa marque sur ce bâtiment.

C’est enfin un monument de prestige, affirmant le triomphe de l’islam dans la ville même du christianisme, l’année du triomphe de Abd al-Malik sur ibn Zubayr [2], mettant fin à douze ans de guerre civile. L’Islam est à nouveau uni derrière un calife. Le règne de al-Malik a été fondateur a bien des égards : mettant en place une administration centralisée capable de gérer un empire qui ne cesse de s’étendre, généralisant l’emploi de la langue arabe, il invente également une monnaie islamisée (aniconique, portant uniquement des versets du Coran). Ce monument, à l’image de la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas, chante ainsi la gloire de l’islam, mais aussi celle de la dynastie des Omeyyades, et participe de la centralisation de l’empire musulman. Le lieu est associé à David et à Salomon, deux personnages importants dont le prestige rejaillit par là même sur le calife. En inscrivant son nom sur un monument sacré, qui devient du même coup monument royal, al-Malik, le premier dirigeant du Dar al-Islam à ne pas avoir connu Muhammad, ce qui là aussi représente une rupture forte, s’approprie l’espace urbain. Par là, il se pose comme le dirigeant de l’Oumma, et plus seulement comme un chef militaire : le calife n’est plus uniquement le « commandeur des croyants » (amir al mu’minin), mais bien le chef d’un Etat qui prétend à l’universalité. De plus, al-Malik a fait bombarder La Mecque, à coups de catapulte, pour vaincre ibn Zubayr qui s’y était retranché : on peut comprendre qu’il ait ressenti le désir, voire le besoin, de se poser comme un constructeur, et un constructeur de lieux religieux.

Bibliographie :
 O. Grabar, La formation de l’art islamique, 2000.
 M. Rosen-Ayalon, Art et archéologie islamiques en Palestine, 2002.
 O. Grabar, Le Dôme du Rocher, joyau de Jérusalem, 1997.
 L’Histoire, n° 378, numéro spécial sur Jérusalem.

A lire également :
 « Jérusalem, de la forteresse cananéenne aux Lieux saints de toutes les querelles » numéro spécial du magazine L’Histoire, juillet – août 2012

Publié le 03/05/2013


Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.


 


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