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D’Ibn Baytar à Lucien Leclerc : deux honnêtes hommes au service de la pharmacologie arabe et mondiale

Par Simone Lafleuriel-Zakri
Publié le 01/02/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

L’oeuvre et ses traductions

En ce qui concerne l’œuvre du pharmacologue, encore trop peu d’études sont consacrées à ses manuscrits, qui sont répertoriés mais éparpillés dans différentes bibliothèques du monde. Les traductions de ses œuvres (dont celle de son Traité - ou Recueil - des substances simples, c’est-à-dire drogues d’origine animale, minérale et végétale composées d’un seul élément) sont encore peu utilisées par les chercheurs. La plus complète et plus sérieuse de ces traductions est établie au 19e siècle par Lucien Leclerc, un médecin-chirurgien lorrain envoyé en Algérie comme chirurgien des zouaves dans les premières années de la conquête française. Arabisant, capable de traduire du grec ou du latin des textes scientifiques anciens exigeant des compétences variées, il s’est, par son passage en Algérie, familiarisé avec la pharmacopée régionale et les diverses appellations des substances dans les dialectes locaux. C’est grâce aux travaux de Leclerc que nous avons aujourd’hui une idée plus précise des connaissances de plus d’un millier de substances d’origine animale ou minérale et de leurs applications depuis l’Antiquité. Ces connaissances sont - ou devraient - nous être indispensables aujourd’hui. Mais l’œuvre colossale du savant andalou Ibn Baytar reste confidentielle. Son nom n’est que rarement cité dans les manifestations rendant hommage au savoir médical arabe.

Ibn Baytar : l’homme, le savant

Le nom complet d’Ibn Baytar est Diyâ al Din Abu Muhammad Abd Allah ben Ahmad ben al Baytar al Malaqi. Il est en effet originaire de Malaga, comme il le dit incidemment dans un paragraphe consacré à un poisson, la raie : « j’ai vu dans ma ville natale de Malaga, en Andalousie, les vagues jeter sur le rivage un poisson de forme aplatie ». Né dans une famille de savants, ses grand-père et père sont déjà des médecins et vétérinaires réputés. Ils l’envoient à Séville faire ses études, où il rencontre probablement Ibn Arabi. Il retrouvera ce dernier à Damas où le grand maître soufi, de quelques années son aîné, meurt en 1240.

C’est à Séville et dans ses environs que le jeune botaniste s’initie à la connaissance des plantes et commence à herboriser en compagnie de son maître, l’un des plus grands botanistes connus, Abu-l Abbas Ahmed al Nabaty appelé aussi al Hafedh ou al Rumi. Ce dernier est largement présent dans les traités d’Ibn Baytar ainsi qu’un autre savant et botaniste andalou, Abu Jaffar ibn Mohammed al Ghafiqi, mort à la fin du 12e siècle. L’œuvre majeure de celui-ci, Le livre des Drogues simples, est connue grâce aux longues citations d’Ibn Baytar. Par exemple, dans le paragraphe intitulé « Rose de Jéricho, la Main de Marie ou keff Maryam », Ibn Baytar recopie textuellement Al Rumi, mais comme il l’explique souvent, pour la bonne raison qu’il n’a rien à ajouter à une description jugée parfaite : « Quant aux habitants de l’Egypte, ils appellent ainsi une plante mentionnée par Abu’l-Abbas el-Hafedh dans son ouvrage intitulé : Er-Rihla al-machreqiya (Voyage en Orient). Voici ce qu’il en dit : la plante connue sous le nom de keff Mariam du Hedjâz (…), est une plante étalée à la surface de la terre, ayant les feuilles du pourpier, légèrement arrondies, consistantes, sessiles, frisées, légèrement velues, très vertes et donnant à l’aisselle des feuilles des fleurs petites, un peu jaunâtres, pareilles à celles du pourpier, remplacées par une graine dure, plus petite que celle du fenu grec ».

La quête du savoir

Par un médecin oculiste syrien, surtout renommé comme biographe arabe et contemporain du savant andalou Ibn Abi Usaybiya, nous apprenons que Ibn Baytar parcourt régulièrement les campagnes syriennes pour herboriser. Usaybiya devient son élève, son ami et son compagnon d’herborisation. Mais c’est Ibn Baytar lui-même qui nous indique dans son Traité les lieux précis dans lesquels il se rend : en Syrie-Liban actuels ; dans les campagnes du Caire et d’Irak ; en Palestine à Gaza, Tibériade ou du Diar Bakr. C’est-à-dire tout du long des routes menant de l’Andalousie à l’Arabie en passant par les villes et villages des côtes méditerranéennes où les voyageurs font alors étape.
Ainsi, concernant une plante mal identifiée, une linaire peut-être, on apprend que : « On la rencontre partout en Syrie aux environs de Gaza, dans le lieu connu sous le nom d’El Hassy vers la montagne d’Hébron. Elle est aussi abondante dans les montagnes de Jérusalem et dans un canton des environ d’Alep connu sous le nom de Nahr el Joz (ruisseau de la Noix). Pour ma part, je l’ai trouvée en Syrie, dans la localité appelée Madj al-Yaba, vers le Tombeau de la chienne d’où je l’ai rapportée ».

Tout en herborisant, le savant consulte ses ouvrages scientifiques de référence. Il ne se sépare jamais de la somme des connaissances botaniques anciennes rassemblées dans De Materia Medica par le médecin grec Dioscoride, médecin militaire, botaniste éminent d’Asie mineure, mort en 90. On lui doit la connaissance des 600 plantes environ entrant dans la centaine de remèdes des trois genres qui constituaient la pharmacopée de son époque. Mais Ibn Baytar consulte aussi les textes de Galien, ceux des savants arabes antérieurs à son époque ou contemporains dont Avicenne et Razès. Il s’aide encore du savoir et de l’expérience de ses compatriotes et savants avec lesquels, à l’âge de vingt ans, il entreprend son voyage d’initiation ou de pèlerinage en Orient. L’Espagne musulmane est alors en pleine période de reconquête chrétienne. Cordoue comme Juèn sont reprises et Séville, menaçée. Ces événements peuvent expliquer les raisons de l’exil sans retour d’Ibn Baytar, même si Al Rumi, son maître, choisit pourtant, alors très âgé, de revenir mourir en Andalousie après son long séjour en Orient. Ibn Baytar quant à lui semble avoir fait de la Syrie sa terre d’adoption et de Damas le lieu de rédaction de sa dizaine d’ouvrages.

Certains ont comparé Ibn Baytar au voyageur arabe Ibn Battuta. Il n’est pourtant pas un cas isolé : les musulmans d’Occident et d’Orient se rencontrent et dialoguent sur les interminables routes de pèlerinage, dans les centres d’enseignement de toutes disciplines, dans les khankas ou monastères ou dans les hôtelleries qui les accueillent aux étapes. Ces voyageurs laissent des récits de leurs interminables voyages. L’un des plus connus est celui de l’andalou Ibn Jobayr, qui précède de quelques années notre savant et ses maîtres sur les mêmes chemins : Ibn Jobayr meurt en 1217 quand le jeune Ibn Baytar se prépare à son périple qu’il entreprend en 1220 à l’âge de vingt ans. A la différence de la relation « Rihla » d’Ibn Jobayr consacrée à la description minutieuse des lieux, des paysages, des architectures ou des moeurs des habitants visités, la « Rihla » d’Al Rumi, si souvent reprise dans le Traité des Simples, semble avoir été uniquement consacrée à la botanique.

L’expérience et la méthode : Ibn Baytar au service des sultans, rédaction du Traité des simples

A la différence des pèlerins ordinaires, les médecins et herboristes ainsi que les ingénieurs techniciens et les artisans des arts de la guerre ou des objets de luxe peuvent entrer au service des émirs, princes et sultans qui ont besoin d’eux en permanence. Leurs précieux savoirs et savoir-faire sont rétribués. Ils reçoivent souvent des charges importantes. Ainsi, Ibn Baytar est le chef des herboristes dans les hôpitaux du Caire. Il est finalement attaché au service des sultans ayyoubides descendants de Saladin, dont le sultan Al Malik al Kamil cultivé et savant lui-même, grand ami et correspondant de l’empereur Frédéric de Hohenstaufen, roi de Sicile, empereur germanique et roi de Jérusalem.

Comme Ibn Baytar l’indique dans une longue préface, le Traité des Simples est une commande du dernier de ces sultans, Al Saleh Ayyoub, l’un des fils d’Al Kamil. Devenu sultan d’Egypte et de Syrie, le plus souvent malade, il séjourne souvent à Damas. Louis IX débarque alors à Damiette pour une neuvième et dernière croisade. Il est probable qu’Ibn Baytar, qui se partage entre le Caire et Damas, suivit le sultan Al Saleh Ayyoub lors de ses campagnes, et le soulagea avec ses potions et ses préparations. Al Saleh Ayyoub meurt en 1247 dans sa capitale au Caire.
A ce sultan donc, Ibn Baytar dédicace son ouvrage et dans une longue préface détaille sa méthode de travail. Pour chaque substance répertoriée, et avant de passer en revue en les commentant et en les rectifiant les emplois connus, les recettes et les méthodes d‘administration, le savant reprend le savoir des spécialistes plus anciens dont « textuellement et intégralement les cinq chapitres de l’éminent Dioscoride » et les « six Livres des simples de l’illustre Galien ». Ces informations sont ensuite complétées ou rectifiées par ce que le savant a lu dans les ouvrages des modernes, Avicenne et Razès, et chez ses contemporains dont le célèbre médecin anatomiste Ibn Nafis (1210-1288) qui débute alors sa carrière au Caire. Plus de cent cinquante auteurs de toutes les époques et de tous les pays cités par leurs noms ou par leurs ouvrages, constituent la base de son énorme savoir.

Mais ce travail n’est jamais qu’une simple compilation. Le savant confronte les connaissances accumulées au fil des temps à son propre savoir et à ce qu’il sait d’expérience. Toute erreur, y compris venant des plus prestigieuses de ses références, est dénoncée. Le Traité des Simples renferme ainsi un grand nombre de ces rectifications dénoncées le plus souvent avec, semble-t-il, beaucoup de sévérité. A propos d’une euphorbe, le Chamaesyce, et d’une définition de Dioscoride, l’auteur se livre ainsi à une longue diatribe contre les auteurs peu scrupuleux. Il s’en prend au célèbre traducteur Honein : « Au huitème livre des simples de Galien, Honein a rendu cette plante par figuier des montagnes, ce qui est loin d’être vrai. Galien en fait le figuier vert. Notre plante n’a aucune ressemblance avec le figuier si ce n’est que le nom. Le figuier se dit en grec « souki », et c’est pour cela qu’Honein en a fait un figuier : grave erreur qui a été partagée par plusieurs de ses successeurs qui ne voyaient pas plus loin que la ressemblance des noms, ne songeant pas à la différence qu’il y a entre une plante dont les rameaux sont étalés à la surface du sol et un végétal qui compte parmi les grands arbres ». En identifiant ces erreurs, Ibn Baytar rend compte d’une des grandes difficultés du travail d’identification des substances, dont les noms sont très divers : en grec, en arabe ou dans les dialectes, en berbère ou en latin « langue native des natifs de l’Andalousie ». L’exemple de la plante cuscute est éloquent : « C’est une plante bien connue de tout temps des médecins de l’Andalousie, du Maghreb, de l’Ifrkiya et de l’Egypte, sous le nom de Kochkouth. En Andalousie on lui donne vulgairement le nom de karia’t al-kittan ; En Egypte, on l’appelle khammoul al-kittan. Elle diffère du kochkouth de l’Irak qui porte aussi ce nom et qui y a plus de droit ». Enfin, Ibn Baytar prend soin de noter la prononciation de ces noms avec les points diacritiques afin de prévenir toute erreur de transcription dues à la « négligence des copistes » : « Alyssum : c’est un nom grec, il commence par deux alifs dont le premier porte un hamza et un medda, le second, rien ; vient ensuite un lam avec un dhamma, un sin avec un fath, puis un noun ».
Et Ibn Baytar conclut l’exposé de sa méthode par ces mots : « j’ai nommé ce livre (le recueil) Djami, vu qu’il embrasse les médicaments et les aliments et qu’il remplit le but que je me suis proposé dans les limites du nécessaire et de la concision ».

Simone Lafleuriel Zakri

L’ouvrage, sans doute achevé dans les années 1245 ou suivantes, est suivi de deux autres ouvrages importants (peut-être aussi rédigés simultanément). Après sa mort à Damas fin 1248 et alors que Séville tombe le même mois aux mains des chrétiens, le manuscrit, maintes fois copié, conquiert le monde savant d’alors : une centaine de copies en plus ou moins bon état se trouvent aujourd’hui dans les bibliothèques d’Orient et d’Occident. Elles nécessitent un traducteur à la fois médecin, spécialiste de botanique et de taxinomie moderne, capable de lire le grec ancien, le latin médiéval, l’arabe et les différents dialectes.
Lucien Leclerc, déjà spécialiste de l’histoire de la médecine arabe, bon connaisseur et traducteur de traités du même genre, possède ces multiples dons. Il retrouve une très belle copie du manuscrit chez un libraire de Constantine, consulte ensuite plusieurs copies dont l’une, très bonne, à la bibliothèque nationale et l’autre, partielle, à l’Escurial de Madrid. Il révise également les quelques traductions antérieures disponibles, dont une mauvaise traduction en allemand et une autre, partielle, due à Galand, plus connu comme traducteur des Mille et une nuits, mais peu spécialiste de médecine et de botanique. Avec ces traductions, il se lance dans l’entreprise, comme il le relate : « Dès lors, la traduction des quatre tomes, 25 lignes à la page, et d’une belle écriture large et magistrale d’Ibn Baytar fut décidée ».
Achevée à la fin du 19 ème siècle, la traduction est imprimée aux frais du chirurgien.

Lire également l’entretien avec Simone Lafleuriel Zakri

Publié le 01/02/2012


Simone Lafleuriel-Zakri, spécialiste du Moyen-Orient, est l’auteur de La botaniste de Damas, paru en septembre 2010 aux éditions Encre d’Orient et de Syrie, berceau des Civilisations, ACR Editions, en cours de réédition, français et anglais.


 


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