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Compte rendu de la conférence de Laurent Bonnefoy, « Yémen : combien de divisions ? », tenue le lundi 13 avril dans le cadre de la Semaine arabe de l’ENS 2015

Par Louise Plun
Publié le 17/04/2015 • modifié le 03/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Dans son introduction, il souligne la spécificité du Yémen, pays ayant été également secoué par les événements des printemps arabes de 2011 mais que les différents acteurs : médias, Communauté internationale, chercheurs, ont laissé de côté, voire dans l’ombre. Pourquoi ? Tout d’abord de part la dimension géographique « périphérique » du pays, de sa difficulté d’accès pour les médias en raison des enjeux sécuritaires immédiats, mais également et surtout, de part la grande complexité de la situation du pays, ces dernières années ou dans l’actualité récente. Aujourd’hui, le Yémen se retrouve sous les « radars » de ces acteurs, dont Laurent Bonnefoy souligne l’ignorance, qui les amène à aborder les événements via une « lecture et logique binaires ». Il donne ainsi l’exemple des différents Etats ayant accepté ces derniers jours une intervention militaire, dont la justification s’est faite sur des fondements et des objectifs que l’on peut considérer « discutables » et « contre productifs ». Cependant, au vue de la réaction soudaine de l’opinion internationale face à la situation humanitaire qui se dégrade de jours en jours pour les populations yéménites, s’inscrivant dans un contexte de déstabilisation générale dans la région, Laurent Bonnefoy estime nécessaire d’adopter une démarche rationnelle et nuancée pour expliquer les récents événements. Dans ce but, l’intervenant propose trois temps : une analyse de la situation du pays pendant et post printemps arabes ; les tenants et ressorts de l’intervention militaire actuelle menée par l’Arabie saoudite ; un regard critique sur la lecture simpliste et binaire adoptée par certains pays.

La situation du Yémen avant et après les printemps arabes

Dans le contexte des printemps arabes, le Yémen connait également des soulèvements initiés par sa population. L’insurrection prend sa source dans la capitale, Sana’a, fin janvier 2011. Ainsi, le souligne Laurent Bonnefoy, la révolution yéménite a suscité moins d’intérêt de la part des militants, des chercheurs, des médias ou même de la communauté internationale, contrairement à « ses grandes soeurs » : la Tunisie, l’Egypte, la Libye.

Or, la trajectoire suivie par cette révolution a révélé une situation toute particulière et spécifique au pays. En effet, là où les événements égyptiens et autres avaient été précipités et avaient obtenu le départ des chefs d’Etat après environ deux semaines de manifestations, le cas yéménite se caractérise par sa longueur et sa ténacité. Effectivement, c’est environ un an après le début des contestations, le 23 novembre 2011, et après 33 ans passés au pouvoir, que le Président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, cède sa place à la tête du pays. Conformément à un plan mis en œuvre sous la tutelle des six monarchies du Golfe composant le Conseil de coopération du Golfe (CCG) et de l’ONU, le pouvoir revient à l’ancien vice-président du pays, Abd Rabuh Mansur Hadi. Celui-ci fait consensus, en tant que candidat unique, et est élu au suffrage universel le 21 février 2012, à l’occasion d’élections anticipées, pour 2 ans, le temps d’un mandat qui se veut intermédiaire et transitoire. Cette calme étape de transition dans le déroulement du processus révolutionnaire, reflète le caractère pacifiste du mouvement yéménite en général. En effet, bien que la majorité de la population ait été armée, la mobilisation est restée en grande majorité pacifique. Son dénouement est ainsi à son image : contrairement aux départs violents et forcés des dirigeants dans les autres pays arabes, celui du président Ali Abdallah Saleh fut négocié, sous l’égide des puissances régionales voisines, et accepté par la population yéménite qui est ainsi sortie la tête haute de cette période révolutionnaire. La résolution du printemps yéménite se fait ainsi sous le signe de la négociation et du consensus. De même, il est établi que le président sortant restera actif dans le système politique du pays. Cette décision fait du Yémen une sorte de modèle, reconnu et appuyé par la communauté internationale qui considère en effet que le modèle yéménite pourrait être exporté aux pays voisins.

La seconde étape est la mise en place de la Conférence de dialogue national, regroupant 565 représentants des différents partis politiques et de la société civile. Des quotas sont institués en terme de présence féminine, régionale, ou autre. De ces séances de discussion devait naître un équilibre pour le pays ; il en ressort une nouvelle Constitution basée sur une conception fédéraliste du Yémen. Laurent Bonnefoy souligne l’espoir et l’enthousiasme que celle-ci incarnait, puisque se posant en opposition à la solution unitaire et centralisatrice qui avait généré des frustrations au sein du pays, notamment entre Yémen du Sud et Yémen du Nord.

Les causes de l’intervention saoudienne

Cependant, cet espoir, ce « modèle yéménite », se révéla vite être une déception. Le processus de conciliation se grippa et l’espoir s’envola. Laurent Bonnefoy s’attache alors à expliquer les raisons de ce grippage du système politique et social yéménite par plusieurs facteurs.

Premièrement, il note la pérennité des réseaux construits au cours de son mandat par le président Ali Abdallah Saleh. Ces réseaux sont désormais ancrés dans la société yéménite, fondés sur le clientélisme, et l’accaparement des ressources, ainsi que l’accaparement des fonctions importantes. Des opposants à ces pratiques, déjà existants, mais restés jusqu’alors dans l’ombre, surgissent, protestent et prennent de l’ampleur. Parmi ces mouvements, on compte le mouvement houthiste, aujourd’hui la cible de la coalition menée par l’Arabie saoudite. Les Houthis forment un mouvement rebelle, issus de la communauté zaïdite, une branche du chiisme restant cependant proche du sunnisme d’un point de vue théologique et juridique, et concentrés majoritairement dans les montagnes du nord-ouest du Yémen. Ils forment un segment marginal de la population, le Mouvement de Renouveau zaïdite - dont l’identification simpliste et unique au chiisme se révèle plus complexe qu’il n’y parait - qui reste exclu et marginalisé du pouvoir central. Ce mouvement va peu à peu gagner une assise territoriale et politique, et séduire des individus eux-mêmes mis à l’écart de la vie politique et confrontés à la répression de l’Etat central.

La chute du président Saleh permet aux Houthis d’acquérir une forme d’autonomie dans la région de Saada, qui constitue leur fief. Révoltés contre le pouvoir central, ils s’appuient sur un discours politique populiste, et se présentent comme les héritiers et garants des valeurs, des principes et des acquis de la révolution de 2011.

Pour gagner du terrain et asseoir plus largement leur emprise sur le pays, les Houthis vont ensuite contracter une alliance « contre intuitive » selon Laurent Bonnefoy, puisqu’ils s’allient avec leur ennemi, l’ancien président Saleh, considérant que l’ennemi de leur ennemi est leur ami, celui-ci s’incarnant dans l’organisation des Frères musulmans qui se rapproche du pouvoir.
Laurent Bonnefoy décrit alors la transition pacifiste du pays comme morte en janvier 2013.

Deuxièmement, à ce mouvement houthiste s’ajoute la montée en puissance de l’organisation d’al-Qaïda dans la Péninsule arabique, qui mène une politique de guérilla face aux institutions yéménites. Celle-ci vient déséquilibrer la sécurité et les institutions du pays en reprenant à son compte le « ras-le-bol » ambiant au sein de la population, et particulièrement chez celle du Sud du Yémen. Al-Qaïda dans la Péninsule arabique joint également à cette action une propagande réfléchie, s’appuyant entre autre sur la dénonciation virulente des drones américains, dont les frappes hantent constamment les populations civiles.

Troisièmement, Laurent Bonnefoy explique qu’un profond sentiment sécessionniste ressurgit dans le Sud du pays. En effet, pendant la Guerre froide, le pays se trouve coupé en deux, entre un Nord qui se place du côté occidental, et un Sud qui constitue jusqu’en 1990, date de l’unification du pays sous un même régime, l’unique République socialiste du monde arabe. Cependant, la frustration demeure dans le fait qu’au moment de l’unification, la population du sud Yémen, représentant alors un quart de la population totale du pays, s’est sentie absorbée par la population du Nord, en venant même à parler de « colonisation du Sud par le Nord ».

Au total, Laurent Bonnefoy montre que la superposition de ces événements perturbateurs a tué le processus de transition, de même que le gouvernement s’est révélé être incapable de mettre en place le processus révolutionnaire attendu.

En janvier 2015, dans ce contexte, Abd Rabuh Mansur Hadi annonce sa volonté de démissionner face à la complexité de la situation. Face à cette déclaration présidentielle, les Houthis, qui avaient besoin du président en tant que « relais » entre leur organisation et la communauté internationale, le place en résidence surveillée dans la capitale. S’en suivent les épisodes de son évasion de son palais pour Aden en février 2015, puis de sa fuite à Riyad en mars 2015. Le monde se retrouve alors dans une position attentiste face à la situation qui se dégrade, la fuite à Aden du président ayant précipité le Sud dans la guerre. S’y ouvre en effet consécutivement un nouveau front, une situation qui nécessite l’intervention de la coalition internationale menée par l’Arabie saoudite.

Le discours « facile et binaire » face à la complexité de la situation yéménite

Le spécialiste s’attache ensuite à présenter et à analyser le discours de justification et de légitimation de l’Arabie saoudite pour cette intervention. Laurent Bonnefoy met alors en garde face au discours « simpliste et binaire » qui tend à ressortir.

En effet, selon Laurent Bonnefoy, l’intervention au Yémen permettrait à l’Arabie saoudite de faire « d’une pierre trois coups » : réinstaller le pouvoir légitime ; préserver le processus de transition allant dans le sens de la démocratie ; affaiblir la position régionale de l’Iran, soupçonné de soutenir les Houthis en raison de leur similitude confessionnelle. Selon l’orateur, la situation se complique cependant quand on y prête une plus grande attention : l’opération saoudienne, nommée « Tempête décisive », viserait en fait à renforcer le leadership saoudien dans la région, par le biais de la question confessionnelle. En effet, l’Arabie saoudite chercherait à constituer un front sunnite contre un front chiite et ainsi confessionnaliser le conflit. Une politique qui vient contredire les fondements sociaux et historiques mêmes du Yémen. En effet, cette opposition sunnite/chiite ne s’inscrit aucunement dans la réalité yéménite. Dès lors, au vu de cette situation complexe, Laurent Bonnefoy pose la question : les puissances occidentales, et en premier lieu les Etats-Unis, ne seraient-ils pas dépassés face à la réalité du pays et face aux événements ?

Publié le 17/04/2015


Louise Plun est étudiante à l’Université Paris Sorbonne (Paris IV). Elle étudie notamment l’histoire du Moyen-Orient au XX eme siècle et suit des cours sur l’analyse du Monde contemporain.


 


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