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Compte rendu de la conférence de Julie d’Andurain, « La Syrie, réalité nationale ou construction coloniale ? La crise actuelle à la lumière de l’Histoire »

Par Allan Kaval
Publié le 21/11/2012 • modifié le 06/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Julie d’Andurain l’a rappelé au début de son intervention, l’enjeu essentiel du conflit en cours en Syrie est celui de l’unité du pays ou du délitement de l’Etat. Les tensions confessionnelles et la tendance à la fragmentation du territoire liée à l’état de guerre civile (Voir Entretien avec Fabrice Balanche : http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Fabrice-Balanche.html) font courir le risque d’un chaos durable, lui même susceptible d’entrainer l’éclatement de la Syrie. Dans cette perspective se pose cependant la question de savoir si l’unité de la Syrie a jamais existé. Pour comprendre les évolutions actuelles, il paraît ainsi nécessaire de se pencher sur le processus de construction de la Syrie contemporaine après la chute de l’Empire ottoman, sur ses antécédents et sur ses conséquences. La conférence de Julie d’Andurain a répondu à ce besoin de profondeur historique en axant son propos sur la période charnière qui s’étend de la fin du XIXe siècle au début du mandat français.

Ce que nous entendons aujourd’hui par « Syrie » est un territoire traversé par des lignes de clivage multiples mais également délimité par des frontières officielles dont le tracé sépare d’eux-mêmes des ensembles géographiques autrefois cohérents. La Syrie historique s’inscrit dans un ensemble qui dépasse les frontières actuelles de l’Etat qui porte son nom. Il s’agit du Bilad el-Cham de la géographie orientale. Dépourvue de bornes précises, cette région est définie par ce qu’elle n’est pas. Ainsi, le Bilad el-Cham est ce qui ne relève ni de l’Arabie, ni de l’Afrique du Nord ou Maghreb, ni de l’Anatolie. Dans le cadre de l’Empire ottoman, le Bilad el-Cham correspond aux unités administratives suivantes : le Vilayet d’Alep, le Vilayet de Damas, le Sandjak de Zor et le Sandjak de Jérusalem. Ces territoires majoritairement arabes se trouvent dans la périphérie négligée d’un Empire ottoman tourné en priorité vers l’Europe. L’évolution territoriale qui mènera à terme à la construction de la Syrie dans ses contours actuels est intimement liée aux projets impériaux menés par la France et la Grande-Bretagne en Orient. Le découpage de zones d’influences françaises et britanniques sur l’ancien territoire de l’Empire ottoman fait suite à une implication et à une rivalité anciennes des deux puissances dans la région. S’il est nécessairement motivé par des objectifs politiques et économiques, l’intérêt des Etats européens à disposer d’un encrage dans la région est également - surtout pour ce qui concerne la France - lié à des préoccupations sentimentales et idéologiques. Ces dernières ne sont pas sans conséquences sur la manière dont ces puissances extérieures mais progressivement dominantes sur la scène moyen-orientale vont se représenter les territoires concernés.

Le Bilad el-Cham correspond en effet au Levant des représentations géographiques européennes. Particulièrement évocateur pour les Français, le Levant est longtemps identifié à la Terre Sainte. La jeunesse française éduquée du XIXe siècle se doit d’y effectuer un « tour ». Entre l’autobiographie et l’aventure initiatique, le voyage en Terre Sainte devient un genre littéraire qui forge les imaginaires géographiques du Levant, une région qui tend à occuper une place singulière parmi les espaces où se diffusent l’influence et la puissance française dans le monde. La France doit en effet s’y acquitter de ses responsabilités historiques. Puissance protectrice de l’ensemble des chrétiens d’Orient en vertu des capitulations signées avec le Sultan, elle y intervient en 1860 avec l’Expédition française en Syrie dont l’objectif est de porter secours aux Maronites que l’on dit alors persécutés par les Druzes. Le XIXe siècle est également marqué par les efforts menés dans l’Orient musulman par les puissances européennes en matières linguistiques et religieuses. Les œuvres française, russe et anglo-américaine se concurrencent d’Alexandrie à Constantinople et c’est aux Français, déjà très liés aux Maronites du Mont-Liban que le Levant est acquis. La région est alors perçue comme un terrain de diffusion privilégié de l’influence française, ce qui contribue à lancer une réflexion sur ses délimitations géographiques. Fondé en 1898, le Parti colonial qui regroupe à la Chambre des députés des parlementaires de diverses tendances, comprend une mouvance « syrianiste ». Ses partisans proposent la construction d’une grande Syrie sous influence française qui pourra prendre forme grâce à la construction par la France de ses infrastructures routières et ferroviaires. L’activisme français dans le Levant est ainsi censé équilibrer l’influence britannique qui s’exerce déjà en Egypte. Les rivalités qui opposent les deux puissances dans les périphéries d’un Empire ottoman déjà en crise s’accentuent cependant avec le déclenchement de la Grande guerre.

L’alliance franco-britannique est en effet loin d’effacer la concurrence farouche que se livrent les deux pays pour exercer leurs influences respectives au Proche-Orient. Leurs projets pour la région divergent fortement. En novembre 1914, l’ouverture d’un second front par Churchill dans le détroit des Dardanelles rend plus sensible la position du canal de Suez par lequel les troupes venues de l’Empire des Indes arrivent en Méditerranée. Les Britanniques redoutent alors que les Ottomans ne fassent usage des voies de chemin de fer construites dans le Levant par les Français pour attaquer le canal. Or Paris est incapable de déployer les troupes suffisantes sur le terrain syrien pour interdire le passage aux Ottomans, mais refusent à la Grande-Bretagne le droit d’y entrer à cette fin. Dès lors, l’armée britannique, tout en tâchant de déborder l’armée ottomane par le désert en organisant les Arabes hachémites, va tenter de faire pièce à l’influence française au Levant. Pour Londres, il s’agit de dissocier la Palestine de l’ensemble « syrien » en la soustrayant à l’influence française, mais également de jouer les Arabes de la péninsule contre les Arabes levantins qui ont l’appui de la France. Cette rivalité se maintient après la guerre et ce malgré la signature, dès 1915, des accords Sykes-Picot.

Le texte des accords Sykes-Picot séparait le Proche-Orient ottoman en deux ensembles, l’un à dominante française et l’autre à dominante anglaise. Ces mêmes ensembles sont divisés en zones d’administration directe et en zones d’administration indirecte. La France devait donc administrer directement la Cilicie en échange de la neutralité de la Palestine et obtenir une zone d’influence indirecte sur les territoires de Damas, Alep et Mossoul, tandis que Londres devait exercer directement son autorité sur Bagdad et son influence sur les zones commandées par Kirkouk et Samara. Cependant, ces buts de guerre ne correspondent pas au rapport de force entre les deux alliés à la fin du conflit. Le net avantage dont jouissent les Britanniques leur permet d’imposer leur allié hachémite Fayçal à Damas en octobre 1918. Une division navale française se positionne alors à Beyrouth et un an plus tard, à l’automne 1919, le général Henri Gouraud est nommé haut-commissaire de la Syrie et du Liban, en remplacement du diplomate Picot. Cette nouvelle tutelle militaire s’oppose rapidement à l’autorité de Fayçal dont la légitimité, du point de vue de Gouraud, ne tient qu’à sa capacité à rétablir l’ordre. Jugé inapte, il est fait face à l’hostilité de l’autorité militaire française et son armée est défaite par Gouraud lors de la bataille de Khan Meyssaloun en juillet 1920. Fayçal quitte alors la Syrie pour monter sur trône de Bagdad à la place de son frère Abdallah.

La France a donc les mains libres au Levant, mais dispose de très peu de moyens humains et financiers. La modestie du dispositif français vaut à la Syrie d’être qualifiée de « Cendrillon du système colonial français ». Cette réalité va concourir, avec d’autres facteurs, à empêcher que ne s’établisse un ensemble territorial cohérent en Syrie. La faiblesse des moyens français ne peut permettre l’organisation d’un pouvoir centralisé qui s’accommode mieux d’une manière de système fédéral censé unir sous la tutelle de la France des petites nations dont les frontières sont tracées selon des lignes de partages confessionnelles. Le Liban, alors essentiellement maronite, s’en distingue d’emblée. Gouraud, très proche de cette communauté chrétienne rattachée à l’Eglise de Rome, proclame le Grand-Liban en 1920. Le mandat s’exerce donc sur le Liban d’une part et d’autre part sur un ensemble composé par l’Etat des Alaouites, l’Etat d’Alep, l’Etat de Damas et le Djebel Druze. En plus de convenir aux capacités réduites de la France, cette configuration correspond aux idées wilsoniennes de soutien au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à la formation d’entités nationales réduites sur les territoire des anciens empires. De plus, les 29 groupes ethniques et religieux du Levant ne sont en rien disposés à construire une entité commune à tous. Par ailleurs, les populations, dans leur vaste majorité, ne s’intéressent pas à la vie publique, et c’est au travers d’une collaboration exclusive entre les élites de chacune des communautés et l’autorité mandataire française, que le projet syrien va se construire.

En revenant sur cette période décisive de l’histoire du Proche-Orient et en se penchant, en écho à l’actualité, sur le cas syrien, Julie d’Andurain a rappelé le caractère artificiel et finalement précaire des constructions étatiques qui sont imposées sans grande cohérence dans les provinces arabes de l’Empire ottoman après la Grande guerre. Le déchirement actuel de la Syrie et la tendance au débordement du conflit interne sur les Etats voisins, et notamment sur le Liban, prouvent l’un comme l’autre la nécessité de revenir sur cette page d’histoire pour comprendre le présent.

Publié le 21/11/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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