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Compte rendu de la conférence « Quel avenir politique pour la Syrie de demain ? », organisée le 10 octobre 2013 à l’Institut du Monde Arabe

Par Pierre-André Hervé
Publié le 17/10/2013 • modifié le 11/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Salam Kawakibi, directeur adjoint de l’Arab Reform Initiative et animateur du débat, a d’abord fixé le cadre de la discussion, énumérant les questions que pose la situation actuelle de la Syrie. Le pays est-il dans une impasse ? Peut-on imaginer une sortie de crise ? Si le régime de Bachar el-Assad venait à tomber, quelle pourrait être la situation politique future de la Syrie ? Comment la Syrie peut-elle se reconstruire économiquement et humainement ? Quel peut être, enfin, le rôle des acteurs internationaux ? Aideront-ils la Syrie à sortir de la crise après avoir contribué à sa complexité ? Parviendront-ils à dépasser la peur qui les inhibe et à sortir des amalgames sur le sort des minorités et la place des extrémismes au sein de l’opposition ?

La question communautaire, par Thierry Boissière

Thierry Boissière, maître de conférences à l’université Lyon II, se voit le premier confier le soin d’y répondre, en partageant sa réflexion sur la question communautaire. Anthropologue, M. Boissière mène des recherches sur la Syrie depuis plus de vingt ans. Ce qu’il a vu lui donne paradoxalement confiance dans l’avenir de la Syrie. Il a certes observé la détérioration économique du pays depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad. Le régime a conduit une « pseudo-libéralisation économique » qui a renforcé l’emprise du clan Assad sur le pouvoir tout en contribuant à l’augmentation des inégalités sociales et territoriales et de la corruption. Néanmoins, la société syrienne a démontré une étonnante capacité d’adaptation, d’inventivité et de solidarité, qui est d’autant plus significative aujourd’hui alors que le pays souffre le martyre.

Evoquant plus directement la question communautaire, le chercheur pointe la responsabilité du régime de Bachar el-Assad dans son émergence. Il rappelle l’existence des communautés en Syrie, en premier lieu la majorité arabe sunnite (environ 70 % des 22 millions d’habitants) et les minorités arabe alaouite (environ 2,5 millions d’individus), kurde (environ 2 millions) et arabe chrétienne (environ 1 million). Cependant, selon Thierry Boissière, le régime a manipulé leurs rivalités à son profit, s’érigeant ensuite en rempart pour les minorités face à une majorité sunnite à la prétendue volonté hégémonique. En cela, il faut bien le dire, le régime reproduit une stratégie ancienne qui fut l’apanage de la puissance mandataire française dans l’entre-deux-guerres. Elle se solda à l’époque par un échec, les minorités, les Druzes notamment, s’associant finalement au projet nationaliste syrien. Cela ne semble pas décourager le régime syrien qui craint par-dessus tout de se retrouver seul face à un pays uni. Jusqu’au mois de septembre 2011, l’opposition est restée pacifique mais le régime l’a toujours présenté comme une menace. Pour s’attacher les communautés minoritaires, ainsi manipulées par les médias officiels, et faire évoluer le conflit vers une lutte sectaire, il a également mobilisé les minorités au sein de ses forces de répression et limité la répression des opposants issus de ces mêmes minorités. Aujourd’hui, proposer une lecture du conflit en termes exclusivement communautaires n’est toujours pas suffisant. Elle est séduisante parce qu’ayant l’avantage de la simplicité, mais trompeuse. La société syrienne est plurielle et n’a jamais fonctionné sur le registre communautaire, même si cette dimension existe. La manipulation du régime a pu l’accentuer mais on constate qu’après plus de deux ans de conflit, aucun massacre intercommunautaire comparable aux précédents irakiens ou libanais ne s’est produit. De même, l’Etat laïc protecteur des minorités est un mythe. En réalité, le régime ne protège pas les minorités, il ne fait que les utiliser pour assurer sa propre survie. Contrairement à ce que laisse croire ce dernier, il y a en Syrie une réelle tolérance, qui se traduit par le respect de règles d’hospitalité. En temps normal, la différence communautaire n’empêche pas les Syriens de résoudre la plupart de leurs problèmes. D’ailleurs, ils ne se définissent pas exclusivement par leur dimension communautaire. Beaucoup d’autres éléments entrent dans la construction identitaire de chaque Syrien. Ils sont attachés à leur pays, la Syrie, dont l’existence n’est pas même remise en cause par les Kurdes, qui ne demandent qu’une autonomie plus étendue. Les classes sociales créent également des différences. Les Syriens s’identifient aussi comme citadins ou ruraux et agissent en conséquence. De même, l’engagement dans l’opposition à Bachar el-Assad s’explique par bien d’autres raisons que l’appartenance à une communauté. On s’engage surtout par désespoir, pour l’honneur, l’idéologie, une conviction religieuse ou plus simplement par nécessité économique.

En conclusion, Thierry Boissière s’interroge sur les perspectives qui s’ouvrent pour la Syrie, dans le cas où Bachar el-Assad serait évincé. Comment le tissu social prérévolutionnaire va-t-il évoluer ? Le retour des réfugiés posera par exemple une question majeure. Aux yeux de l’anthropologue, l’avenir du pays ne sera en aucun cas une reproduction du passé. Ceux qui auront à reconstruire le pays ne devront pas oublier que la société syrienne n’a jamais été laïque et devront éviter de reproduire les erreurs commises en Irak après la chute de Saddam Hussein, où des intérêts économiques ont primé sur les intérêts plus urgents de la population. Ils devront aussi prendre en compte une nouveauté du conflit : la politisation de nombreux Syriens, le plus souvent jeunes, jusque là exclus de la participation politique, qui forment désormais une citoyenneté en devenir. Pour Thierry Boissière, c’est dans l’expérience politique de la révolution que peut émerger une nouvelle Syrie au-delà des communautés.

Les rebelles djihadistes, par François Burgat

Deuxième intervenant du débat, le politologue François Burgat a dirigé l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) de 2008 jusqu’au mois d’avril 2013. Désormais chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-en-Provence, il s’intéresse en particulier aux acteurs islamistes du conflit syrien.

En préambule, lui aussi pointe la manipulation médiatique du régime de Bachar el-Assad et incite les observateurs à exorciser les raccourcis de l’analyse, c’est-à-dire ne pas oublier la responsabilité du régime qui pendant des mois a tiré sur des foules pacifiques. S’intéressant ensuite aux groupes djihadistes, il en dessine le portrait, énumérant les caractères qui les définissent et les distinguent des autres groupes rebelles. Tout d’abord, les djihadistes s’inscrivent dans une temporalité et un champ spatial qui dépasse le conflit syrien. Ensuite, ils veulent imposer leur vision aux autres acteurs qui sont délégitimés dès lors qu’ils refusent de s’y soumettre. Enfin, ils demeurent minoritaires au sein de l’opposition armée, ne constituant, avec 10 à 15 000 combattants, que 10 à 15 % des forces rebelles. François Burgat reconnaît certes que l’utilisation du lexique religieux sunnite est généralisée, mais il y voit la conséquence naturelle de la répression par le régime, 40 ans durant, de l’expression de l’identité religieuse syrienne. De plus, le régime a contribué à la « djihadisation » de l’opposition. On a notamment observé un différentiel de répression selon l’appartenance communautaire. Le régime a aussi libéré des prisonniers djihadistes, qu’il avait d’ailleurs déjà manipulés dans le contexte de la guerre en Irak et des affaires libanaises. Les Occidentaux ont aussi leur part de responsabilité dans l’évolution de la situation. Ils ont soutenu l’opposition politique en exil mais ont laissé s’autonomiser les forces sur le terrain, or ce sont ces dernières qui détiennent le vrai pouvoir. Les djihadistes en ont profité.
Pour François Burgat, la reconstruction de la Syrie sera un processus long mais il fait le pari que jamais les Syriens ne choisiront un régime islamiste.

Les enjeux économiques et humanitaires, par Leïla Vignal

Maître de conférences en géographie à l’Université de Rennes 2, Leïla Vignal évoque ensuite les enjeux majeurs d’ordre économique et humanitaire que soulève la guerre civile en Syrie. Les destructions humaines sont très importantes, elles constituent une perte immense pour l’avenir de la Syrie, d’autant plus que les jeunes générations sont les plus touchées. Non seulement des dizaines de milliers de personnes sont mortes mais l’expérience de la violence a également causé dans la population de multiples traumatismes, qui constituent un problème sanitaire de long terme. Cette perte en capital humain est encore accentuée par la déscolarisation massive des jeunes Syriens, qui procède de la destruction d’une partie des écoles mais aussi de la peur et des déplacements de populations. Il y a également une destruction physique, conséquence de la stratégie de bombardements lourds du régime. On déplore la disparition de villes entières, de villages, de quartiers… Cela est d’autant plus significatif que la population syrienne est majoritairement urbanisée. Citant les chiffres du Syrian Center for Policy Research (rapport trimestriel janvier-mars 2013), Leïla Vignal indique que la perte économique pour la Syrie des deux premières années du conflit correspond à 142 % du PIB du pays en 2010. Cette perte signifie notamment la diminution du capital physique avec la destruction d’infrastructures, la baisse de la population active, celle des ressources des ménages mais aussi l’augmentation du secteur informel.
La Syrie connaît aujourd’hui un bouleversement considérable. On compte 2 millions de réfugiés et 4,5 millions de déplacés intérieurs. Cela signifie que près d’un tiers de la population a quitté son logement. Le territoire est fragmenté en conséquence des destructions. Dans certaines zones, l’économie et les services publics fonctionnent, parfois au ralenti. Ailleurs, ils sont interrompus. Dans ce cas, les associations jouent un rôle important en compensation.
Leïla Vignal identifie trois défis pour la reconstruction du pays. Il y a tout d’abord une urgence : assurer le retour des réfugiés et des déplacés internes. Mais plusieurs questions se posent, relatives notamment aux problématiques du logement et de l’emploi : où retourneront-ils ? Dans quel cadre collectif vont-ils réinscrire leur activité ? Un deuxième défi apparaît : Comment réduire la fragmentation du pays, étant donné que l’économie syrienne fonctionne sur une spécialisation régionale ? Enfin, quel doit être le modèle économique de la future Syrie ? Pour réussir, la géographe incite à s’appuyer sur les initiatives locales qui ont émergé depuis deux ans en matière associative ou d’alternatives économiques, initiatives qui fondent son espoir d’un avenir plus radieux pour la Syrie.

Les enjeux géopolitiques internationaux, par Ziad Majed

Invité à analyser les enjeux géopolitiques de la crise syrienne, l’intervenant suivant, le politologue libanais Ziad Majed, professeur à l’American University of Paris, tient immédiatement à prendre ses distances avec l’analyse géostratégique, estimant que celle-ci est devenue un véritable sport pratiqué par beaucoup pour éviter de se positionner sur le conflit syrien. Du point de vue de la géostratégie, les Syriens, régime compris, apparaissent victimes d’enjeux internationaux qui les dépassent. Pour Ziad Majed, cela conduit à banaliser la mort et le mal. Le politologue reconnaît cependant que l’on ne peut nier ces enjeux. D’un côté, il observe l’obstination des soutiens extérieurs du régime, la fermeté de l’Iran et de la Russie qui poursuivent la fourniture d’armements lourds, et, de l’autre, l’hésitation et la lenteur des alliés de l’opposition. Les hésitations des « Amis du peuple syrien » (les alliés de l’opposition) ont renforcé la stratégie des alliés du régime et de ce dernier. Dans ces conditions, Ziad Majed imagine difficilement une sortie de crise. Il invite implicitement à sortir du statu quo qui ne fait que compliquer la situation.
Il en vient ensuite à expliquer les motivations des alliés du régime. Pour l’Iran, il s’agit de maintenir la pression sur Israël, en assurant notamment la continuité du soutien au Hezbollah, au cas où l’Etat hébreu décidait d’attaquer ses installations nucléaires. La Russie, quant à elle, souhaite s’imposer comme un acteur majeur de la transition en Syrie, pour conserver notamment ses facilités militaires. Il faut aussi rappeler que la Syrie est le dernier client de l’industrie de défense russe dans le monde arabe et représente donc un intérêt économique non négligeable.

Se positionnant sur la stratégie à suivre dans les prochaines semaines ou les prochains mois, Ziad Majed estime qu’une action militaire peut être envisagée pour soutenir les rebelles démocrates. On connaît ces derniers. En les soutenant, on peut, selon lui, faire évoluer le rapport de force et ainsi mettre la pression sur la Russie et l’Iran. Le chercheur a finalement mentionné l’intérêt de la mise en place d’un corridor humanitaire.

Les forces rebelles démocrates, par Bassma Kodmani

Dernière intervenante dans le débat, Bassma Kodmani, politologue directrice de l’Arab Reform Initiative, prend elle aussi clairement position pour un soutien plus important des rebelles démocrates. L’opposition est aujourd’hui constituée de multiples groupes que l’on peut, en simplifiant, diviser en trois : les groupes dominés par des figures militaires ayant déserté ou des figures civiles sans affiliation particulière, les groupes représentant un parti politique (nationalistes, socialistes, libéraux, Frères musulmans) et les groupes islamistes radicaux. Pour Bassma Kodmani, les démocrates sont ceux qui ont refusé le financement islamiste. Car, précise-t-elle, la révolution n’a jamais été islamiste mais elle a reçu un financement islamiste, ce qui l’a modelée en conséquence. Demeurent toutefois des groupes étrangers à ces réseaux de financement sur lesquels les partisans à l’étranger d’une Syrie démocratique peuvent compter. Mais pour que ces groupes s’imposent, leurs soutiens étrangers doivent adopter une stratégie double, qui consiste à nourrir et à armer. Pour Bassma Kodmani, les Syriens revendiquent le récit de la révolution et ils ont très peur que le régime réussisse à faire passer un autre récit. Ils collectent déjà les preuves des crimes de ce dernier.

Pour autant, la politologue estime qu’avoir raison et une cause juste n’est pas suffisant. Il faut sauver la Syrie, un pays dont tout a été fait pour le déchirer. Il est indispensable qu’une solution politique accompagne la stratégie militaire, une solution politique qui doit s’articuler autour de deux impératifs : d’une part, le départ de Bachar el-Assad et sa famille et d’autre part, le sauvetage de la Syrie. On ne peut imposer aux Syriens une solution qui n’implique pas le départ du dictateur, mais il faut mettre en place tous les verrous qui éviteront les vengeances et toute la violence que l’on peut imaginer dans pareil cas. Il faut éviter le déchirement, la décomposition, le chaos en Syrie. Bassma Kodmani estime que l’on peut convaincre beaucoup de factions qui se sont battues et ont pourtant payé un lourd tribut de beaucoup de compromis mais à condition que Bachar el-Assad et sa famille s’en aillent. Il suffit d’observer ce qui se passe en Syrie pour comprendre la capacité de modération, le pragmatisme des Syriens. La politologue cite en illustration l’exemple des habitants de Douma, ville martyre proche de Damas désormais appelée la « Stalingrad de Syrie », qui ont assuré la sécurité des inspecteurs de l’ONU. Pour Bassma Kodmani, cet exemple devrait suggérer plus d’humilité aux membres de l’opposition qui appellent à détruire l’Etat dans son intégralité. Or, elle le répète, il faut sauver la Syrie. Toute victoire totale paraît, dans l’état actuel des choses, dangereux pour la Syrie.

Le père Paolo Dall’Oglio, un absent très présent

Un texte du père jésuite italien Paolo Dall’Oglio a également été lu pendant la conférence. Refondateur du monastère catholique syriaque de Mar Moussa, près de Damas, le père Dall’Oglio a quitté la Syrie en 2012 avant d’y retourner en 2013. Invité au colloque organisé à l’Institut du Monde Arabe, il n’a pu s’y rendre puisqu’il a disparu lors de ce dernier voyage en Syrie à l’été 2013. Le texte lu pendant la conférence est tiré d’un document publié en 2011, dans lequel le père Dall’Oglio propose une solution pacifique aux problèmes posés par le soulèvement populaire et indique concrètement le chemin d’une transition politique. Ce texte a valu au religieux son premier arrêté d’expulsion de Syrie. Les extraits lus sont notamment disponibles à l’adresse suivante : http://www.ilasouria.org/wp-content/uploads/2013/10/texte-paolo.pdf

Publié le 17/10/2013


Pierre-André Hervé est titulaire d’un master de géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et d’un master de sécurité internationale de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il s’intéresse aux problématiques sécuritaires du Moyen-Orient et plus particulièrement de la région kurde.
Auteur d’un mémoire sur « Le Kurdistan irakien, un Etat en gestation ? », il a travaillé au ministère de la Défense puis au Lépac, un laboratoire de recherche en géopolitique associé à ARTE, pour lequel il a notamment préparé une émission « Le Dessous des Cartes » consacrée aux Kurdes d’Irak (avril 2013).


 


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