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Ce que « TIMSS » et « PISA » nous enseignent sur les perspectives du Monde Arabe

Par Nadji Safir
Publié le 26/01/2017 • modifié le 26/01/2017 • Durée de lecture : 11 minutes

Nadji Safir

Six ans après le début des évolutions politiques survenues dans plusieurs pays arabes, désignées sous la formule des « printemps arabes » et alors que tous leurs enseignements ne sont certainement pas tirés, une évaluation des capacités de la région est certainement utile. A cet égard, la récente diffusion - fin novembre-début décembre 2016 - de deux études internationales, par la pertinence des thématiques retenues et des données présentées, représente une occasion tout à fait privilégiée et ce, d’autant plus qu’elles sont centrées sur les enjeux de l’éducation. En l’occurrence, il s’agit de deux importantes études relatives aux performances des systèmes éducatifs : la première - existant depuis 1995 - connue sous l’acronyme de « TIMSS » pour « Trends in International Mathematics and Science Study » ; la seconde - disponible depuis 2000 - connue sous celui de « PISA » pour « Programme for International Student Assessment » ; et, à elles deux, couvrant 12 pays arabes.

Ces deux études « TIMSS » et « PISA » sont, depuis longtemps, devenues des références incontournables pour tout ce qui se rapporte à l’évaluation des performances des systèmes éducatifs nationaux couverts et ce, dans les domaines indiqués qui, pour l’essentiel, couvrent l’enseignement des mathématiques et des sciences. Disciplines dont, bien évidemment, le choix ne doit rien au hasard puisqu’elles correspondent à un ensemble de savoirs et savoir-faire jouant depuis « toujours » un rôle absolument central dans les divers processus de constitution et de structuration du patrimoine scientifique universel. Mais qui, aujourd’hui, dans le contexte d’une économie mondiale largement dominée par le rôle décisif croissant qu’y joue la connaissance, y compris de manière directe dans les processus mêmes de production de biens et services, prennent encore bien plus d’importance ; comme l’illustre, tout particulièrement, la position centrale des « technologies de l’information et de la communication » dans le monde où nous vivons. Sans oublier de nombreux autres enjeux liés à un vaste ensemble de problématiques - défense et sécurité, éducation, recherche scientifique, vie citoyenne, culture, communication, etc. - et qui, elles aussi, directement, pour beaucoup, dépendent de cette « révolution numérique » en cours ; et ce, en attendant les prochaines mutations qu’annonce une « révolution quantique » déjà à l’oeuvre.

Principales évolutions identifiées au plan mondial

Si on examine les principales données de ces deux études qui, chacune à sa façon - les élèves visés par « TIMSS » étant légèrement plus jeunes que ceux couverts dans « PISA » - permettent d’apprécier en mathématiques et sciences les performances d’élèves âgés d’environ 15 ans, elles couvrent - entièrement ou partiellement (ce qui est le cas de la Chine et de l’Argentine pour l’étude PISA) - 82 pays ou territoires.

Envisagées sous l’angle des performances réalisées par les différents systèmes éducatifs pris en considération, elles permettent d’identifier pour l’essentiel cinq grands ensembles de pays :
 le premier, constitué par un certain nombre de pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Chine, Corée, Singapour) qui apparaissent clairement comme les meilleurs élèves de la « classe mondiale » ;
 le deuxième, formé par les pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique dont les services organisent l’étude « PISA ») obtenant les meilleurs résultats, tels qu’entre autres, certains pays d’Europe du Nord, d’Océanie et le Canada, ainsi que, par ailleurs, la Russie ;
 le troisième, comprenant les autres pays de l’OCDE, dont les Etats-Unis d’Amérique ;
 le quatrième, regroupant divers pays non-membres de l’OCDE, dont certains pays musulmans essentiellement non-arabes ;
 le cinquième, correspondant aux pays dont les performances sont les plus faibles et qui est composé de pays latino-américains, africains subsahariens et arabes.
Ensemble de situations différenciées et qui atteste clairement de l’existence - au niveau mondial, outre celle interne à chaque société - d’une « fracture cognitive », comme le signalait déjà un rapport de l’UNESCO datant de 2005.

De ce point de vue, les performances réalisées par les pays asiatiques cités confirment bien mieux que de nombreux autres indicateurs souvent évoqués - tels que, par exemple, les projections relative à leur part du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial à tel ou tel horizon - que le XXI° siècle, de toute évidence, sera nettement dominé par le dynamisme de l’Asie. Envisagées sous cet angle, les performances du système éducatif du Vietnam sont tout à fait remarquables, puisqu’elles sont parmi les toutes premières en sciences et parmi les meilleures en mathématiques, allant même jusqu’à dépasser de beaucoup celles des systèmes éducatifs de la France et des Etats-Unis d’Amérique auxquels les liaient jusqu’à un passé récent des liens qui ne prendront fin qu’en 1975. Le caractère absolument déterminant des disciplines dans lesquelles excellent les élèves des pays asiatiques mentionnés permet d’affirmer avec une quasi-certitude que ceux-ci connaissent déjà et seront appelés de plus en plus à connaître des évolutions les conduisant progressivement à occuper, au niveau mondial, des positions dominantes dans les domaines scientifiques, technologiques et économiques, certes ; mais également dans bien d’autres, y compris, nécessairement à terme, ceux relatifs à leur positionnement stratégique.

Faibles performances des systèmes éducatifs arabes

En ce qui concerne les pays arabes couverts - entre les deux études donc, au nombre de 12, à l’exclusion de ceux actuellement affectés par des guerres civiles comme Libye, Syrie, Irak, Yémen et Somalie et non pris en considération - pour la plupart d’entre eux, leurs performances se situent très nettement en dessous de la moyenne et sont même particulièrement faibles ; qu’il s’agisse de l’Arabie saoudite, des 3 pays maghrébins couverts (Maroc, Algérie et Tunisie), de l’Egypte, de la Jordanie ou du Liban. Par ailleurs, les mauvaises performances qui caractérisent les pays arabes dans ces dernières versions des deux études, loin d’être exceptionnelles, correspondent en fait à des tendances lourdes qui les affectent depuis bien longtemps, puisqu’elles peuvent être systématiquement relevées depuis que les deux études – « TIMSS » et « PISA » - existent. De ce point de vue, il convient de préciser qu’en dehors de quelques milieux très restreints, de manière générale, dans les pays arabes, la publication de ce type d’études ne donne pas lieu aux larges débats sur les enjeux du système éducatif que pourtant elles devraient susciter, étant donné, précisément, la médiocrité des résultats obtenus. Et qui, en outre, vont tous dans le même sens que ceux, par ailleurs, relevés quant aux performances de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation technologique.

Le cas de l’Arabie saoudite est d’autant plus intéressant à évoquer que ce pays a rendu public en avril 2016, avec beaucoup de solennité, un document officiel - portant l’appellation de « Vision 2030 » - et qui, pour l’essentiel, s’articule autour d’un ambitieux projet de transition visant à le faire sortir de sa très forte dépendance à la rente pétrolière. Or, il ressort des résultats de l’étude « TIMSS » mentionnée que le système éducatif saoudien y est classé 39° sur 39 pays couverts en mathématiques et 35° sur 39 en sciences et ce, avec des performances des élèves, telles que techniquement évaluées dans l’étude, particulièrement médiocres. C’est dire combien l’écart demeure grand entre les projets publics, tels qu’officiellement proclamés et les réalités du système éducatif, telles qu’objectivement évaluées et qui, très clairement, indiquent l’importance des déficits identifiés dans des domaines vitaux pour le fonctionnement de toute économie moderne dans laquelle, à tous les niveaux et sous les formes les plus diverses, une maîtrise sociale effective des savoirs scientifiques contemporains est devenue incontournable. Etant entendu que les mêmes types de déficit existent dans tous les autres pays arabes et qu’ils finissent nécessairement par poser la même question de la crédibilité de diverses politiques publiques formellement engagées - souvent, depuis très longtemps - et visant, à un titre ou à un autre, « la diversification et/ou le renforcement de la compétitivité internationale » de telle ou telle économie. Politiques apparaissant souvent comme de nature velléitaire et qui, à en juger par les performances réelles des économies arabes telles que mesurées eu égard aux principales normes effectives de la compétition internationale en cours - au-delà des illusions fournies par des taux de croissance du PIB souvent alimentés par diverses logiques rentières - n’arrivent toujours pas à porter leurs fruits.

Des contextes arabes soumis à de fortes tensions

Avec toutes les conséquences négatives qui en découlent dans de nombreux domaines, dont celui, absolument essentiel, de la situation de l’emploi qui, à quelques très rares exceptions près, est partout des plus dégradées. Tout particulièrement dans un contexte démographique fortement marqué par les retombées d’une très forte croissance de la population, entretenue pendant des décennies - et encore relativement significative - qui, aujourd’hui, conduit à ce que les 2/3 des 420 millions d’habitants de la région sont âgés de moins de 30 ans, comme le souligne le dernier « Rapport sur le Développement Humain dans le Monde Arabe 2016 », consacré au thème de la jeunesse. Et c’est ainsi que la région connaît des taux de chômage importants - de l’ordre de 15% - et qui, chez les jeunes, depuis les années 1990, sont parmi les plus élevés au monde puisqu’actuellement ils se situent autour de 30% avec, souvent, une surprenante corrélation positive entre niveau d’instruction et inactivité. Mais qui, en réalité, ne fait que refléter les graves dysfonctionnements et inadéquations affectant, à la fois, le système éducatif et l’économie en tant que tels, tout comme les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec la société, ainsi qu’avec les évolutions en cours dans le reste du monde dont, en aucun cas, ils ne peuvent s’isoler. De ce point de vue, l’exemple de la Tunisie, pays pionnier du « printemps arabe » qui, bien qu’ayant réussi, malgré de nombreux obstacles, une transition politique démocratique quasi-exemplaire, continue de se trouver confronté à de graves problèmes d’emploi des jeunes, est certainement des plus représentatifs.

Et c’est à la lumière de ces considérations que les performances des systèmes éducatifs arabes, telles qu’évaluées par les deux études internationales mentionnées - qui mettent en évidence, par-delà des déficits techniques, de véritables limites systémiques - sont clairement annonciatrices de perspectives très préoccupantes pour les pays de la région. En effet, les études se sont intéressées à des élèves aujourd’hui âgés d’environ 15 ans qui, tous, dans 5, 10, 15 ans sont appelés - avec les enseignements et formations tels qu’aujourd’hui effectivement reçus - à devenir les véritables acteurs d’un Monde Arabe et d’un monde global dont les contours ne cessent de se préciser et qui, pour les deux, augurent d’un ensemble de mutations, ruptures et incertitudes de toutes natures.

En tout état de cause, en ce qui concerne les pays arabes, ils sont appelés - chacun à sa manière - à être rapidement confrontés à un certains nombres de défis, tous porteurs de tensions, de risques - voire, de menaces - dont au moins les suivants qui sont à caractère structurel et donc, absolument incontournables : transition énergétique, diversification de l’économie hors hydrocarbures, sécurité alimentaire, création d’emplois, réchauffement climatique, intégration régionale et conséquences de certaines migrations internationales (notamment en provenance d’Afrique subsaharienne - du Sahel surtout, véritable « bombe démographique » - en direction du Nord et qui concernent directement les pays du Maghreb). Or, la relève de tous ces défis suppose, comme condition absolument incontournable de définition, mise en œuvre et maîtrise des politiques nécessaires, d’une part, l’existence de systèmes d’éducation et d’innovation réellement performants eu égard aux normes internationales qui s’imposent en termes d’exigences absolues ; et, d’autre part, une expertise scientifique et technique nationale tout à fait compétente, car appelée à effectivement prendre en charge ces politiques dans toutes leurs dimensions.

Une contradiction systémique inscrite dans la longue durée

En dernière analyse, face aux situations actuellement constatées, mais également aux évolutions que connaît la région depuis longtemps, la question principale qui est posée au Monde Arabe est bien, fondamentalement, celle de la contradiction existant entre les objectifs des politiques formellement proclamées en matière de développement économique et ceux des politiques effectivement suivies en matière d’éducation et d’innovation. Et qui pourrait être mieux explicitée en recourant à une problématique que nous a léguée le sociologue allemand Max Weber. En résumant celle-ci, tout se passe comme s’il existait une contradiction permanente, prenant un caractère de plus en plus systémique, entre les premiers, en matière d’économie, plutôt articulés autour d’une logique « moderne », procédant essentiellement d’une rationalité instrumentale, visant l’atteinte d’objectifs. Et les seconds, en matière d’éducation, plutôt structurés autour d’une logique « traditionnelle », découlant principalement d’une rationalité axiologique, visant la conformité à des valeurs. Contradiction plus ou moins aiguë selon les situations et les périodes, identifiable tant chez les individus et les groupes qu’au niveau de la société et qui, sans remonter plus loin, de fait, existe depuis au moins l’importante phase historique de la « Nahda » (ou « Renaissance ») au XIX° siècle. Qui, malgré bien des promesses, échouera, au final, dans ses différentes tentatives de formulation d’un projet arabe de modernité ; à l’instar de celui que le Japon, sensiblement à la même époque, parviendra à produire.

Or, aujourd’hui, dans les conditions réelles qui déterminent le contexte culturel dominant dans les pays arabes, caractérisé par la forte prégnance idéologique de nombreux courants islamistes faisant tout pour imposer des « lectures humaines » littéralistes et de nature obscurantiste du patrimoine de l’Islam, souvent avec la complicité des pouvoirs politiques en place qui les aident à imposer leur « hégémonie culturelle », il est permis de se demander si, par rapport à la « Nahda » elle-même, un grave processus de régression intellectuelle ne s’est pas mis en place dans la région.

En tout état de cause, au vu de sa situation actuelle et des perspectives qui semblent pouvoir être les siennes, il est difficile d’imaginer qu’à moyen et long termes, étant donné l’important potentiel de contestation qu’y représente une jeunesse nombreuse installée dans une précarité de plus en plus durable et structurelle - émergeant donc comme « précariat » - le Monde Arabe puisse ne pas connaître de nouveaux phénomènes d’instabilité sociale et politique particulièrement significatifs et pouvant même, progressivement, devenir chroniques. Et qui seront certainement interprétés - comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui - en termes de complots extérieurs tramés ici et là, alors même qu’en dernière analyse leurs racines profondes, qui peuvent être clairement identifiées dans les différentes politiques suivies par les pouvoirs politiques en place, sont fondamentalement de nature endogène. Ceci dit, bien sûr, des facteurs exogènes ont également contribué à de nombreuses évolutions qu’a connues ou que connaît encore le Monde Arabe et les différentes formes - directes et indirectes - de colonisation européenne depuis le XIX° siècle, tout comme l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis d’Amérique, en mars 2003, en sont certainement des illustrations emblématiques.

Mais, pour réels et déterminants que sont ces divers facteurs exogènes incontestables, ils sont très loin d’avoir le caractère systémique de ceux à caractère essentiellement endogène et qui, depuis très longtemps, par leurs différentes sédimentations successives ont fini par lourdement hypothéquer les perspectives de la région et ce, y compris même vis-à-vis de son environnement immédiat. A cet égard, il est très significatif qu’aujourd’hui, trois pays non-arabes, limitrophes de la région, Israël, la Turquie et l’Iran - tous trois dotés de bien meilleures performances, entre autres, en matière d’éducation, de science et de technologie que les pays arabes - puissent clairement afficher leur volonté de puissance régionale - chacun à sa façon - sans rencontrer face à eux de réelles capacités arabes en mesure de réagir sérieusement à leurs divers projets. A ce propos les déséquilibres actuellement constatés en matière d’éducation, de science et de technologie, tout particulièrement par rapport à l’Iran, nous obligent nécessairement à évoquer ce qu’écrivait il y a plusieurs siècles, sur le même thème, l’immense Ibn Khaldoun dans sa « Muqaddima » et qui, en substance, constatait déjà que « la plupart des savants musulmans n’étaient pas arabes ».

En tout état de cause, dans le monde d’aujourd’hui, déjà fondamentalement dominé de manière systémique par un ensemble d’enjeux articulés autour des capacités des sociétés à maîtriser la science et la technologie et, a fortiori, dans celui de demain dans lequel, de toute évidence, ces enjeux seront encore beaucoup plus déterminants, il est difficile de concevoir que le Monde Arabe puisse encore longtemps, au risque d’un probable déclin, échapper aux contraintes qu’ils impliquent. A commencer par celles qui imposent que l’usage de la raison critique y ait toute sa place.

Publié le 26/01/2017


Nadji Safir est chargé de Cours à l’Institut de Sociologie de l’Université d’Alger, ancien Chef de Division du Développement Social à la Banque Africaine de Développement, consultant international.
Dernier ouvrage paru : Xavier Richet et Nadji Safir (sous la direction de), Le Maghreb à l’épreuve de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque de l’iReMMO, 2016.


 


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