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Carole André-Dessornes, Les femmes-martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine et Irak. Quelle place accorder à ce phénomène ?

Par Anaïs Mit
Publié le 20/08/2014 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Dans un chapitre introductif, l’auteur cherche avant tout à exposer et à donner un éclairage précis sur les concepts et les facteurs qui entrent en ligne de compte pour comprendre le phénomène des femmes-martyres. Le mot martyr est le premier concept exposé. A l’origine mot latin utilisé par l’Empire romain, le terme de martyr est repris dans l’islam, « Shahid », et l’expression « martyre », « Shahâdat », qui expriment tous deux un témoignage de la Foi. Carole André-Dessornes précise cependant que la conquête de la Palestine au VIIe siècle transforme la signification du mot « Shahid », qui désigne dès lors, la mort sacrée. Le féminin de « Shahid », « Shahida », est introduit par Yasser Arafat après la mort de Wafa Idriss, la première femme palestinienne à s’être « sacrifiée ». Dès lors, les femmes sont incluses, même dans le vocabulaire, dans l’action du martyre. L’auteur distingue deux types de martyres : le martyre offensif, qui a pour but premier de supprimer l’ennemi, et le martyre lié à une lutte nationale contre un occupant. Le martyre, bien souvent appréhendé sous le seul prisme religieux, a cependant été sécularisé. Les premiers à avoir accepté le martyre féminin sont en effet les partis laïques de gauche, et les islamistes se sont par la suite alignés. Petit à petit, notamment en Palestine, la politique et le religieux vont avoir tendance à se confondre. Le groupe est une notion importante pour comprendre l’investissement du champ du martyre par les femmes : « on attend tout du groupe, on ne voit qu’à travers lui, on se réalise à travers le groupe ». Les futurs martyrs mettent leur destin entre les mains du groupe, de la communauté auquel ils appartiennent : la peur d’être rejeté, l’influence, le consensus, sont autant de facteurs qui poussent ces individus à opérer une sorte de transfert de leur identité propre vers une identité collective, et donc de soumettre ses décisions et ses actions à la majorité. Quid alors de la place des femmes dans ce phénomène ? Traditionnellement dans les sociétés arabes, l’identité féminine est associée à son seul statut de mère. Bien que le phénomène des femmes-martyres soit minime, Carole André-Dessornes se donne pour but dans cet ouvrage de comprendre pourquoi et comment les femmes adoptent un comportement qui rompt avec la vision traditionnelle.

La première partie, intitulée « Le Liban : figure de proue des ‘femmes-martyres’ », s’attache à comprendre l’impulsion de ce phénomène particulier. C’est à la fois la guerre civile et l’occupation du Liban par Israël qui favorisent l’implantation et la diffusion du martyre par le Hezbollah. Les « opérations suicides (ou) martyres » deviennent un pan de la lutte nationaliste, et le corps devient un des emblèmes de cette lutte. Les acteurs de la lutte contre l’occupant israélien différencient clairement le terrorisme des actes de résistance, et insistent sur le fait qu’ils ne tuent jamais par hasard, ne s’en prenant pas aux civils. A ce moment là, les opérations suicides ne font pas l’unanimité au sein des partis politiques, et c’est bien le Hezbollah qui va introduire durablement cette pratique. La révolution iranienne et la guerre Iran-Irak exportent la révolution dans les pays arabes et le martyre devient un élément essentiel de ces révolutions. Le Hezbollah va s’approprier ce phénomène, cette tradition du sacrifice de soi déjà ancrée dans le chiisme. Se développe alors un culte rendu aux héros sacrifiés, ainsi que le déni de la personne en tant qu’individu au profit du groupe. Petit à petit, le martyre n’est plus l’exclusivité du Hezbollah mais est repris par les partis de gauche qui l’intègrent à leur stratégie de résistance nationale.

Quelle place prend alors la femme dans ce contexte ? Les femmes ont été témoins de cette guerre, témoins de cette occupation, et ont pris le rôle de mère pleurant ses enfants, d’épouses perdant leurs maris. Cependant, dans la société libanaise, la femme porte en elle l’honneur du clan, et la guerre accentue ce statut. A côté de ces femmes, d’autres ont rejoint les bancs de la résistance : la guerre a été pour les femmes, d’une certaine manière, un moyen d’émancipation et d’affirmation (bien que l’après-guerre n’ait pas changé leurs conditions sociales). Pourtant, le Hezbollah se prononce contre cette pratique féminine du martyre : la femme est là pour soutenir les hommes, non pour se donner la mort. Les partis de gauche, quant à eux, modernistes (mais avec des nuances), considèrent que le pays avait besoin de tout le monde, hommes et femmes, pour le libérer de l’occupation israélienne. La femme, en devenant martyre, contredit tout ce qu’elle incarne aux yeux de la société libanaise. Sanaa Mehaidli est la première femme-martyre libanaise. Son opération fut menée le 9 avril 1985 à Bater Al-Shuf Jezzine : elle conduisait une voiture chargée d’explosifs, qu’elle lança contre un convoi de l’armée israélienne. La raison première invoquée par Sanaa pour justifier son geste était la vengeance contre l’ennemi israélien : « Je fais mon devoir pour l’amour de mon peuple et de mon pays ». Elle devient alors une véritable icône de cette résistance à l’occupant israélien, et une source d’inspiration pour les autres femmes-martyres qui suivront. Carole André-Dessornes prend chaque cas à part, pour les exposer, et en tirer des grandes lignes. Ainsi, elle constate que ces femmes sont pour la plupart jeunes, la moyenne d’âge étant d’une vingtaine d’années : la jeunesse ressent plus le sentiment d’injustice et combat plus hardiment pour défendre une idéologie. D’autre part, aucune femme-martyre ne revendique son action au nom de la religion : leurs « opérations suicides » se font avant tout au nom de la lutte nationale, et toutes ces femmes appartenaient à un mouvement de gauche. « Elles offrent leur sang pour assurer l’honneur de toute une nation ».
Le Liban est donc précurseur de l’entrée des femmes dans le martyre, et fait de l’« opération suicide (ou) martyre » une technique transposable à différentes zones de combats, comme vont l’être les deux autres cas étudiés, la Palestine et l’Irak.

Les luttes en Palestine et en Irak vont faire évoluer le martyre : le religieux se greffe au politique pour la Palestine, tandis que la guerre en Irak fait passer le martyre d’une logique de résistance à celle d’une destruction totale.
Les Palestiniens tout d’abord, ont le sentiment d’être assiégés par une puissance étrangère et colonisatrice, et c’est ce ressentiment qui va animer le désir de vengeance. Ainsi, depuis la création d’Israël, la Palestine voit naître un « peuple martyr », et les origines des « opérations suicides (ou) martyres » sont à chercher dans l’échec de solutions concrètes à la situation palestinienne. Un vide identitaire se crée alors, qui sera comblé par l’arrivée de groupuscules religieux. Le Hamas joue un rôle tout particulier en ce sens : le djihad est considéré comme un devoir qui incombe à tout musulman, et c’est dans cette optique qu’est créée la branche militaire au nom des brigades du martyr. La religion permet ici de répondre à cette quête identitaire, laquelle n’a pas réussi à s’accomplir dans le nationalisme. Dans un premier temps rejetées par la population et par le Fatah, ces « opérations suicides » vont connaître un changement radical avec la Seconde Intifada. L’« humiliation physique », par le blocus, la destruction d’infrastructures, la construction du mur, etc., renforce le ressentiment des Palestiniens, qui va s’exprimer de plus en plus par le recours aux « opérations suicides ». Les femmes, dans une société où elles sont reléguées au second plan, et victimes de violence quotidienne, vont modifier leur rôle de « mères de la Patrie » pour prendre part à la cause nationale : « en menant la lutte par le sacrifice de Soi, la femme franchit une frontière qui lui était alors interdite ». C’est en 2002 que les premières femmes-martyres apparaissent, et l’impact psychologique qu’ont eu ces attaques féminines sur l’ennemi encourage les organisations islamistes à les prendre en compte.

En Irak, le facteur déclencheur est la fondation d’Al-Qaïda. Ne se revendiquant pas, comme au Liban ou en Palestine, d’une lutte nationaliste, Al-Qaïda fait des « missions suicides » une forme de destruction totale. Avec l’Irak en effet, la violence change d’objectif et monte d’un cran, et les femmes vont suivre cette logique. Les guerres successives et la chute des régimes vont créer un vide sécuritaire dont va profiter Al-Qaïda. La guerre menée par les Américains depuis 2003 va particulièrement faire progresser les attaques en Irak : ainsi, du 22 mars 2003 à août 2006, plus de 440 « missions suicides (ou) martyres » ont eu lieu en Irak. Les références à une certaine vision de l’islam remplacent la lutte au nom d’une cause nationale. La pression exercée sur les femmes est permanente dans la société irakienne conçue comme telle, mais c’est contre ce modèle qu’on leur impose que les femmes vont devenir candidates au martyre. Contrairement au Liban par exemple, les femmes-martyres ne sont pas proclamées comme des icônes du mouvement, et bien souvent, il est difficile de trouver des informations sur elles. Selon le ministère de l’Intérieur irakien, il y aurait eu 79 attaques perpétrées par des femmes entre l’arrivée des troupes américaines et août 2008. Petit à petit, les organisations djihadistes incluent les femmes, qui deviennent ainsi les instruments de cette « guerre totale ».

Sans aucune démarche militante de la part de l’auteur, cet ouvrage nous permet d’une part, d’éviter les traditionnels clichés qui assimilent les « opérations martyres » à des mouvements djihadistes. En effet, bien que l’islam soit associé dans l’esprit collectif aux « opérations suicides (ou) martyres » menées par les femmes, il n’en est pour autant pas la source première. D’autre part, il permet de faire un constat : les femmes-martyres ne sont pas seulement des personnes qui se sont impliquées dans des opérations militaires. Bien plus que cela, elles incarnent la volonté d’affirmation de soi des femmes dans des sociétés où le modèle patriarcal est fortement ancré. L’appui sur de nombreux témoignages, testaments ou vidéos, rend l’approche plus vivante et les démonstrations plus concrètes. Carole André-Dessornes nous invite, avec cet ouvrage, à penser, au-delà de ces trois cas, à la signification, sociologique et anthropologique, de ce phénomène.

Carole André-Dessornes, Les femmes martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine et Irak. Quelle place accorder à ce phénomène ?, Paris, L’Harmattan, 2014.

Publié le 20/08/2014


Elève à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, Anaïs Mit étudie les Relations Internationales en master 2, après avoir obtenu une licence d’Histoire à l’Université de Poitiers. Elle écrit actuellement un mémoire sur la coopération politique, économique et culturelle entre l’Amérique latine (Venezuela, Brésil et Chili) et les Territoires palestiniens.


 


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