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Califat et légitimité du pouvoir dans le sunnisme

Par R. L.
Publié le 09/04/2015 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Sabres, mantle, and banner belonging to the Prophet Muhammad, c. 570 - 632 founder of Islam, Hirkaiserif, Ottoman treasury or sanctuary containing holy relics, interior, Topkapi Palace, Istanbul, Turkey.

Photo Credit : [ The Art Archive / Gianni Dagli Orti ] AFP

Aux origines du califat : un pouvoir laissé vacant

Comme d’autres articles l’ont ici montré, le califat naît dans des circonstances particulières, celles d’une indécision quant à la façon dont il s’agit de désigner le guide de la communauté après la mort du prophète. Il lui faut trouver un « successeur » et c’est précisément ce qu’est le calife. Le mot arabe khalifa signifie littéralement « successeur », et la légitimité de celui-ci tient à sa proximité avec le prophète, de son vivant. Cependant, des querelles de succession existent dès les origines, et il n’est pas exagéré d’affirmer que c’est elles qui conduiront en partie à la scission qui opposera bientôt le shiisme au sunnisme, comme en témoigne l’épisode historique de la « Grande Discorde ».

C’est donc afin de résoudre un problème politique très concret, celui de la vacance du pouvoir laissé par la mort du prophète, que nait l’institution califale en tant que telle, qui peut être nommée l’institution de la succession. Or, qui dit succession dit possession du pouvoir, et cette question conduit nécessairement à celle de la légitimité d’un tel pouvoir. C’est en effet une constante de toute pensée politique, que celle-ci soit fondée sur des motifs théologiques ou non, que de penser conjointement le pouvoir et sa légitimité. Or, cette légitimité sera ici pensée en regard de la Révélation : la Révélation est-elle close une fois la vie du prophète achevée ou bien continue-t-elle de se déployer à travers l’exemple offert par la vie de sa descendance, celle d’Ali et de Fatima ? Si le shiisme penche pour le second pan de l’alternative, c’est plutôt le premier qui a la faveur du sunnisme, et il nous faut voir comment la clôture de la Révélation rend problématique la légitimité du pouvoir.

Le califat : le pouvoir et la Loi

Si la question de la Loi est ici cruciale, c’est parce que c’est en regard de celle-ci que se pose un double problème, qui permet de comprendre la nécessité du califat : celui de la connaissance de la Loi d’une part, et celui de son exécution d’autre part.

Le premier problème est celui de la tradition et de la nouveauté. En effet, à mesure que la communauté grandit, elle ne se réduit plus au petit groupe qui constituait la communauté des origines, et, de ce fait, elle voit émerger en son sein des situations ou configurations sociales qui n’auraient pas pu exister alors qu’elle était restreinte. Des incohérences naissent alors entre la lettre de la Loi et le tissu social effectif. L’immensité de la communauté rend, de plus, impossible toute décision à l’unanimité (ijma) préconisée dans de tels cas. De ce fait, la seule solution est d’en référer à une autorité supérieure telle que le calife.

Le second problème, celui de l’exécution de la Loi, se réduit à celui de la figure qui exécute la Loi, et donc à la figure du pouvoir elle-même, qui est celle du calife. Or, dans le sunnisme, le choix d’un chef unique dont le pouvoir suprême est institué et reconnu par la communauté est un devoir de la communauté elle-même. Au fondement du pouvoir ainsi, se trouve la Loi, dans la mesure où c’est la nécessité de maintenir et d’exécuter la Loi révélée qui implique l’existence d’un calife. En ce sens, le rôle du calife, en tant que successeur du prophète et gouvernant de Dieu, est de faire respecter une Loi qui n’a précisément pas été édictée ni reçue par lui.

C’est ce rôle de garant de la Loi révélée qui justifie idéalement l’existence du califat, et ainsi, du calife. Toutefois, les modalités de désignation du calife ne sont fixées nulle part, et soulèvent des enjeux redoutables.

Les sources du pouvoir : l’élection du calife

Les théories sunnites répondent au problème de la désignation par l’élection, qui est la seule modalité de choix valide, et par laquelle il s’agit de désigner un chef « apte » et « digne » parmi ceux qui descendent de la famille du prophète, les Quraysh. Dans les faits, pourtant, le principe de cette élection va être maintenu au prix d’une torsion de la réalité afin de la faire correspondre à la théorie, qui va finalement reconnaître la légitimité d’un électeur unique. En effet, bien que le califat soit la chose de la communauté entière, il est plus aisé de réduire le nombre des électeurs, au point que ces derniers se réduiront sans cesse jusqu’à ce que le souverain calife lui-même désigne son propre successeur, se faisant ainsi électeur unique.

Cet appel à la notion d’électeur unique était nécessaire pour maintenant la cohésion de la communauté, même si elle se résume dans les faits à une désignation de son successeur par le calife lui-même, de façon indépendante de la communauté. Pourtant, si cette théorie demeure légitime, c’est parce que, à travers le calife, c’est la Loi révélée qui parle, dont le calife n’est que le garant et le représentant.

L’idéalisme des théories autour du califat

La question du califat, en plus des modalités de son institution, pose la question de son application possible à la réalité, comme toute construction théorique idéale.
Cette tension entre idéal et réalité est constitutive du califat depuis ses origines, et permet à ce titre de souligner combien un appel à la restitution du califat en des situations socio-historiques hétérogènes pose problème depuis toujours. Ainsi, le califat est un idéal, celui des origines et des débuts effectifs de l’Islam. Or, André Miquel souligne combien cette institution a rencontré des tourments, et n’a jamais cédé dans la théorie et en droit, malgré l’institution du principe dynastique ou de l’hégémonie turque, qui l’ont contredit dans les faits [1].

C’est ainsi que la théorie du califat se caractérise par un double idéal, celui d’un pouvoir unique et d’un pouvoir légitime, c’est-à-dire légitime en regard de la Révélation. C’est la raison pour laquelle André Miquel considère que le califat et ses défenseurs procèdent d’un « idéalisme foncier » [2], et c’est peut-être justement ce caractère idéaliste qui nous le rend si difficile à comprendre.

Conclusion

La question de la légitimité du califat, si elle traverse l’histoire du monde arabo-musulman, est avant tout une question de théorie politique, celle de la légitimité d’un pouvoir qui se réclame d’une source divine. C’est ainsi la Loi Révélée qui en fonde la légitimité et l’unique horizon. Plutôt que de se fondre dans la réalité, c’est à la réalité de se tordre face à la puissance de la Révélation, et c’est précisément ce qui rend cette institution inaudible à des oreilles sécularisées.

De ce fait, le rétablissement actuel du califat dans certaines zones de Syrie et d’Irak pose bien entendu des problèmes économiques et géopolitiques centraux, mais il trouble avant tout nos catégories de compréhension des évolutions politiques, desquelles la transcendance religieuse est absente. C’est précisément parce que la restauration du califat correspond à une restauration de la transcendance religieuse dans les processus de légitimation du pouvoir qu’elle nous est si difficile à saisir.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Vers un nouveau califat ? Une mise en perspective historique
 Califat : origine, rôle et évolution dans l’histoire
 Entretien avec Henry Laurens – En lien avec l’actualité en Irak : la question des accords Sykes-Picot, des frontières et du califat
 Entretien avec Michel Makinsky – l’Etat islamique : ses objectifs territoriaux, religieux et politiques
 L’État islamique en cartes

Bibliographie :

 André Miquel, « Autour du Califat et de la notion de légitimité », in. Tiers-Monde, 1982.
 André Miquel, L’islam et sa civilisation (VIIe – XXe siècle), 1968.

Publié le 09/04/2015



 


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