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Bachar el-Assad : un homme à deux visages (2/2)

Par Mélodie Le Hay
Publié le 10/04/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 13 minutes

Bashar al-Assad, at the ninth congress of the ruling Baath Party, in Damascus 18 June 2000. The forum, the first in 15 years, opened with a triple agenda - to name Bashar as secretary-general, elect new leaders to its ruling council and steer Syria towards modernisation.

SANA / AFP

Lire la partie 1 : Bachar el-Assad : un homme à deux visages (1/2)

La rupture de 2005 : premier baptême du feu

Cette entente sera de courte durée. Avant même l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en février 2005, des dissensions opposent déjà George W. Bush au président syrien. Sans cesse accusée de soutenir les mouvements dits « terroristes » du Hezbollah et du Hamas, la Syrie s’oppose ouvertement à l’invasion américaine en Irak (2003), en dépit de l’animosité régnant entre régimes syrien et irakien. Du reste, Bachar commet sans le savoir une erreur stratégique. Par un triste coup du sort, l’installation au nord de la Syrie des bases-arrières des combattants de la guerre sainte menée en Irak contre les soldats américains, tout comme la démocratisation d’Internet et de la téléphonie mobile, se retournent aujourd’hui violemment contre lui et menacent son régime. En 2003, cela lui vaut « seulement » l’inimitié du président américain, parachevée par sa mise au ban de la communauté internationale en 2005 soupçonné d’avoir commandité l’assassinat de Rafic Hariri. Car avant d’être le principal opposant à la mainmise syrienne sur le Liban, Rafic Hariri est un ami proche du président français Jacques Chirac, un des principaux soutiens occidentaux de la famille Assad [1]. On l’aura compris, Bachar ne passe jamais aussi prêt de la disgrâce, d’autant que la démission du vice-président Abdel Halim Khaddam en décembre 2005, et son intervention publique en janvier 2006 l’accusant d’avoir menacé Rafic Hariri quelques mois avant sa mort, confirme les soupçons sur sa responsabilité dans la tragédie.

Par écho aux contestations extérieures, les activistes de la société civile, plus discrets depuis la répression du « printemps de Damas », se font plus virulents [2]. Jouissant d’une crédibilité grandissante dans les milieux élitistes et progressivement dans les milieux populaires, ils promulguent le 16 octobre 2005 la « Déclaration de Damas pour le changement démocratique ». Transition démocratique en douceur, refus du totalitarisme et rejet de la violence politique sont autant de doléances adressées au président syrien, bientôt suivi par la « Déclaration Beyrouth/Damas et Damas/Beyrouth » portée par l’élite intellectuelle syrienne et libanaise pour réclamer un plus grand respect mutuel dans les relations bipartites et la reconnaissance de leurs intérêts nationaux respectifs.

Contre toute attente, Bachar el-Assad sort renforcé de ce premier baptême du feu. Lors d’une intervention à l’université de Damas le 10 novembre 2005, il dévoile son plan pour sauver le régime en se présentant comme la seule alternative possible au chaos. Evoquant un complot contre la Syrie, il se présente comme le garant de la dignité et de la résistance du peuple syrien qui ne doit pas « courber l’échine » face à la menace extérieure : « Les pressions que nous subissons ne sont pas motivées par la recherche de la vérité sur l’assassinat de Hariri, a dit le président syrien. Ils [les Américains] veulent nous faire payer notre opposition à l’occupation de l’Irak et notre appui à la cause palestinienne et à la résistance libanaise. Les grandes puissances veulent régler leur comptes avec la Syrie ». Ce discours combatif, comportant des accusations en partie fondées [3], est décrié par la communauté internationale mais accueilli par un tonnerre d’applaudissements en Syrie. A l’intérieur, tout en essayant de retrouver la faveur de l’opinion publique syrienne, Bachar cautionne la politique du Baath qui resserre toujours un peu plus son emprise sur la société. En plus de l’outil répressif traditionnel, des détentions arbitraires et des entraves à la liberté d’expression, les forces de l’ordre optent pour une stratégie d’infiltration des groupes protestataires. A l’extérieur, il fait preuve de pragmatisme pour surmonter son isolation diplomatique, s’attachant à améliorer ses relations avec le « clan occidental », mais aussi à renforcer ses liens avec les ennemis déclarés ou supposés de ce dernier. Il poursuit ainsi la stratégie de son père qui avait déjà, avant lui, réussi à « garder un pied de chaque côté de la barrière », sans choisir définitivement son camp. En effet, tout en soutenant le Hezbollah et le Hamas, Hafez el-Assad envoyait des troupes en renfort aux forces de coalition menées par Washington pour évincer l’Iraq du Koweït en 1991. Pour apaiser la colère des Libanais et des Occidentaux, France en tête, son fils se résout à précipiter le retrait des dernières troupes syriennes présentes au Liban en avril 2005. Tout en renforçant ses liens avec la Russie, la Chine, l’Iran ou encore la Corée du Nord et le Venezuela d’Hugo Chavez, il tente de renouer le dialogue avec Israël au sujet de l’avenir du plateau du Golan. Ostracisé par les Etats-Unis de Bush, il profite du changement à la tête du pays en novembre 2008 pour améliorer ses relations avec l’administration Obama, renouveau qui se traduit par la nomination d’un ambassadeur américain à Damas. De même avec la France après l’élection de Nicolas Sarkozy en mai 2007, ce dernier le considérant comme un partenaire indispensable pour la réussite de son projet d’Union pour la Méditerranée. Le référendum du 27 mai 2007 en Syrie, où il se voit reconduit pour un second mandat de sept ans à la tête du pays avec 97.62% des suffrages exprimés [4], et sa présence à la conférence d’Annapolis en novembre 2007, puis aux cérémonies nationales du 14 juillet 2008 à Paris, confirment sa légitimité retrouvée sur la scène nationale et internationale. Cette double victoire, renforcée par la défaite infligée par le Hezbollah à Israël en 2006 (perçue comme telle) et les difficultés américaines en Irak, s’accompagne d’un changement psychologique chez le jeune président. David W. Lesch constate au fil de leurs entretiens que son interlocuteur prend de l’assurance en développant un sentiment de « triomphalisme », voir d’« autosatisfaction » et de « suffisance », qui l’éloigne toujours un peu plus du jeune homme réservé et hésitant des débuts.

Bachar el-Assad face à la guerre civile syrienne

Quelques années après avoir survécu à la colère des Occidentaux, une nouvelle épreuve se dresse devant lui, bien plus difficile à relever que la première : les Printemps arabes. Au début pourtant, la Syrie semble épargnée et Bachar refuse de croire que son pays puisse connaitre le même sort que la Tunisie ou l’Egypte. Persuadé d’avoir gagné l’amitié de la rue arabe et d’être, par son soutien aux résistances palestinienne et libanaise, en phase avec la jeunesse du monde arabe, il se pense en sécurité, d’autant plus que le régime s’est habitué à une population relativement docile depuis le massacre d’Hama en 1982.

Mais le pays souffre en réalité des mêmes maux socio-économiques sur lesquels le désenchantement de la jeunesse arabe s’est construit : chômage, corruption, désillusion politique. L’erreur du régime a été de sous-estimer l’ampleur du mécontentement populaire et d’y répondre en usant l’outil traditionnel de la violence sur les premières manifestations, contribuant à amorcer une spirale de violence qui ne tarde pas à enflammer l’ensemble du pays depuis les zones rurales pauvres aux frontières avec la Turquie et la Jordanie, dans l’ancien bastion des Frères musulmans à Hama ou à Homs, région alors travaillée par le salafisme. Pris de cours, Bachar tente d’apaiser les mécontentements en multipliant les réformes [5], jugées trop tardives et insuffisantes par l’opposition qui réclame la chute du régime, la fin de la suprématie du Baath au pouvoir et des élections libres et démocratiques. Face à ce dialogue de sourd, les agitations se poursuivent, de même que la répression du régime qui considère les contestataires comme des terroristes.

La situation sur le terrain est complexe et donne lieu à des versions contradictoires dans les médias occidentaux (et pro-occidentaux) d’une part, et dans la presse syrienne (et pro-syrienne) d’autre part. Il est désormais décrit par les premiers comme un tyran sanguinaire qui massacre son propre peuple et qui a surpassé son père dans la cruauté et le cynisme (plus de 100.000 morts, plus de 2 millions de réfugiés et 6 millions de déplacés). Car dans ses interviews, Bachar fait preuve de calme et de contenance, dénie des faits (comme l’usage d’armes chimiques en août 2013) sans faire preuve d’aucune forme de remords : « Si nous étions le 15 mars 2011 [date du début de la crise], j’agirais exactement de la même façon [6] ». Partant de là, les diplomaties occidentales le dénigrent et lui refusent dorénavant toute légitimité, en faveur du Conseil national syrien qui s’est constitué à Istanbul en octobre 2011 ; Alain Juppé, alors ministre français des Affaires étrangères, l’accuse même de crimes contre l’humanité ; la Turquie, jusque-là alliée à la Syrie, fait volte-face et aide les opposants à s’organiser sur son territoire. Le régime est également condamné par le Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies à Genève dès décembre 2011, ainsi que par la majorité des Etats arabes. Les sanctions à son encontre se multiplient : embargo sur les armes, gel des avoirs, interdiction de visas à plusieurs personnalités décrétés par l’Union Européenne en mai 2011, etc. Faisant planer la menace d’une intervention étrangère, les puissances occidentales lui laissent deux options : diriger la transition démocratique ou quitter le pouvoir. Et le chef de l’Etat n’est pas le seul visé, toutes les personnes influentes qui gravitent autour de lui sont l’objet de sanctions. C’est le cas de son frère Maher accusé en 2011 par l’Union Européenne d’être « le principal maître d’œuvre de la répression contre les manifestants » et de Rami Makhlouf pour « finance[r] le régime permettant la répression contre les manifestants » [7]. Malgré cela, l’action de la communauté internationale parvient avec difficulté à dépasser le stade des menaces, la Russie et la Chine bloquant toute résolution de l’O.N.U qui comporterait des sanctions contre la Syrie.

Depuis Damas, l’interprétation des événements est tout autre. David W. Lesch est convaincu que Bachar el-Assad pense sincèrement qu’il est en train de sauver le pays et qu’il est la victime d’une conspiration ourdie depuis l’extérieur en raison de la situation géographique stratégique de la Syrie au Moyen-Orient et de sa position politique. « Si le peuple syrien est contre moi, comment puis-je être ici ? » argue-t-il en guise d’explication lors d’une interview télévisée le 9 novembre 2012. Il refuse l’état de guerre civile reconnu par la Croix-Rouge depuis juillet 2012 [8] et se positionne en défenseur d’une nation stable et laïque confrontée à des « groupes armés » orchestrés depuis l’étranger. « L’Occident crée des ennemis. Dans le passé, c’était le communisme, puis c’est devenu l’islam, puis Saddam Hussein pour une raison différente. Maintenant, ils veulent créer un nouvel ennemi représenté par Bachar » [9]. Plus qu’un prétexte, la peur du complot est une véritable obsession du régime syrien.

Etant prêt à tout pour assurer sa survie et celle de son clan, comme son père avant lui, il s’appuie sur une stratégie implacable : soumettre les récalcitrants par la peur et l’intimidation, diviser l’opposition pour qu’elle n’apporte aucune alternative politique crédible aux Syriens et gagner du temps. Le régime utilise à ces fins tous les moyens de répression à sa disposition : arrestations et tortures, bombardements et armes chimiques, épuisement des populations par famine et blocage de l’aide humanitaire. Civils et militaires, femmes et enfants, la répression du régime n’épargne personne. La méthode est la suivante : l’isolement et le bombardement des localités prises par les rebelles forcent la population civile à fuir ; l’afflux des réfugiés freine la progression des présumés terroristes, les poussant parfois à commettre des exactions, ensuite condamnées par l’armée régulière qui se charge d’organiser les civils en milices d’autodéfense. Et cela semble fonctionner puisque le régime regagne du terrain, l’opposition est sous-équipée et minée par les rivalités, les Occidentaux commencent à se lasser et le pays sombre toujours un peu plus dans le chaos et le fondamentalisme. Bachar a donc gagné ses galons de stratège, le journaliste Sandro Lutyens allant jusqu’à le comparer à Machiavel pour qui gouverner revenait à mettre « ses sujets hors d’état de nuire » étant plus sûr pour un prince « d’être craint que d’être aimé » [10]. A la différence de Ben Ali (Tunisie) ou de Moubarak (Egypte), le président syrien n’a pas été lâché par les chefs de son armée, sa principale force étant de pouvoir compter sur un groupe dirigeant soudé, dont les membres sont unis par le sentiment d’appartenir à une même caste, celle qui a construit la Syrie moderne, pays devenu incontournable au Proche-Orient [11].

A l’heure actuelle, la seule certitude est qu’il ne faut pas déprécier la capacité de résilience du régime et l’obstination du chef de l’Etat car bien que les puissances occidentales aient juré sa perte, ses ministres ont été officiellement invités à la table des négociations à Genève, acte qui conforte sa légitimité sur la scène internationale. Bachar el-Assad pense même à se porter candidat aux élections présidentielles qui devraient se tenir en juin prochain. Quelqu’en soit l’issue, la crise syrienne marque pour David W. Lesch la chute définitive des Assad, si on entend par « chute » la perte de toute légitimité puisque leur raison d’être était la stabilité après des années d’instabilité, chose qu’ils n’arrivent désormais plus à garantir. Pour autant, les probabilités sont fortes pour que le président syrien soit bientôt réélu pour un nouveau mandat de sept ans, et reste de ce fait un acteur avec qui il faudra compter dans les années à venir.

Pour approfondir :

Ouvrages :
 Belhadj Souhaïl, La Syrie de Bachar al-Assad, anatomie d’un régime autoritaire, Belin, 2013 [12].
 Corm Georges, Le Proche-Orient éclaté, 1956-2012, tomes 1 et 2, Gallimard, 2012 (7e édition).
 Guingamp Pierre, Hafez el Assad et le Parti Baath en Syrie, L’Harmattan, 1996.
 Lesch David W., The New Lion of Damascus : Bashar al-Asad and Modern Syria, Yale University Press, 2005.
 Lesch David W., Syria : The Fall of the House of Assad, Yale University Press, 2012.

Articles :
 Aït-Akdim Youssef, « Syrie : dans la tête de Bachar al-Assad », jeuneafrique.com, le 27 novembre 2011.
 Ayad Christophe, « Bachar Al-Assad, le tyran », lemonde.fr, 21 décembre 2012.
 Daniel Sara, « Syrie. Bachar al-Assad, du timide fils à papa au “boucher de Damas” », nouvelobs.com, 25 janvier 2014.
 Kawakibi Salam, « Syrie : entre contestation civile et politique », Etats des résistances dans le Sud, Centre Tricontinental, 2010.
 Lutyens Sandro, « Dictateur par hasard : Portrait de Bachar el-Assad, 48 ans aujourd’hui », huffpostmaghreb.com, 11 septembre 2013.
 Par des membres de l’institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (IREMMO) et de la revue Confluences Méditerranée, « Affamer la population, la nouvelle stratégie de Bachar al-Assad », liberation.fr, 12 novembre 2013.

Autres :
 Christophe Ayad (auteur), Vincent de Cointet (réalisation), « Syrie, le crépuscule des Assad », documentaire diffusé sur Arte le 11 octobre 2011.
 Interviews de Bachar el-Assad.

Publié le 10/04/2014


Mélodie Le Hay est diplômée de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris où elle a obtenu un Master recherche en Histoire et en Relations Internationales. Elle a suivi plusieurs cours sur le monde arabe, notamment ceux dispensés par Stéphane Lacroix et Joseph Bahout. Passionnée par la culture orientale, elle s’est rendue à plusieurs reprises au Moyen-Orient, notamment à l’occasion de séjours d’études en Israël, puis en Cisjordanie.


 


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