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Amin Maalouf, Les Désorientés

Par Félicité de Maupeou
Publié le 01/08/2013 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Il reprend contact avec ses amis de jeunesse : Tania, Albert, Naïm, Sémiramis, Bilal, Ramez et Ramzi, inséparable « club des Byzantins » dans les années 1970 avant que la guerre ne les sépare et les disperse.
Certains sont restés dans leur pays natal, d’autres ont émigré comme Adam, en France, aux Etats-Unis ou au Brésil. « Qu’ont encore en commun l’hôtelière libertine, l’entrepreneur qui a fait fortune, ou le moine qui s’est retiré du monde pour se consacrer à la méditation ? Quelques réminiscences partagées, et une nostalgie incurable pour le monde d’avant ».
Chaque Libanais peut trouver dans cette fresque humaine et historique des années d’avant-guerre, de guerre et d’après-guerre, une part de lui-même ou de son histoire familiale. A travers les histoires des membres de l’ancien « club des Byzantins » aux idéaux communs transcendant les appartenances communautaires, Amin Maalouf dresse un portrait nostalgique d’une « civilisation levantine » disparue, sacrifiée sur l’autel des « identités meurtrières ».
Le narrateur et personnage principal, Adam, tente de réunir à nouveau ses amis dispersés : une utopie dans un Liban désormais en proie à des déchirements religieux et communautaires ?

La guerre du Liban et l’exil

Amin Maalouf évoque pour la première fois, même si elle n’est pas directement nommée, la guerre du Liban. Elle est vécue différemment par les anciens amis de jeunesse du « club des Byzantins ». Il y a ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. Certains ont émigré à l’étranger comme Adam : Naïm, juif, est parti au Brésil, Albert a fui aux Etats-Unis. Mourad et Tania sont restés au Liban, Mourad s’est « sali les mains » dans la guerre et est devenu ministre. Bilal est mort aux premiers jours d’un combat qu’il voulait engagement littéraire et intellectuel. Les choix des uns et des autres ont provoqué des rancunes et des incompréhensions au sein du groupe d’amis. La plupart reprochent ainsi à Mourad son engagement dans le conflit, son renoncement à leurs idéaux de jeunesse, sa participation à la machine de guerre. De son côté Mourad et Tania reprochent à Adam son départ, sa trahison envers son pays, son abandon, et la lâcheté de celui qui explique : « Nous avons du nous éloigner du Levant pour garder les mains propres ».

Adam, la narrateur et personnage central du roman, est un exilé. Il se veut détaché d’un pays qu’il évoque de manière détournée, détaché de l’Orient, « dés-orienté ». Il justifie son exil en affirmant appartenir au monde et non à un pays : « Naître c’est venir au monde, pas dans tel ou tel pays, pas dans telle ou telle maison ». Ce pays jamais nommé, « comme s’il s’estompait, perdu au loin dans le souvenir » est « pourtant obsédant, sans cesse réveillé par la nostalgie ou le remords » [1]. Par le biais de son réseau de personnages éparpillés à travers le monde, Amin Maalouf décrit les sentiments et les pensées suscités par l’émigration et l’exil. Il questionne l’appartenance à un pays et la « citoyenneté du monde ».
Adam et ses amis n’appartiennent plus à leur patrie natale, mais à une « patrie intérieure » [2] aujourd’hui disparue : le Liban des années 1970 où leurs idéaux de jeunesse étaient encore possibles et qui a été sacrifié par la guerre : « Moi je ne suis allé nulle part, c’est le pays qui est parti », « tout homme a le droit de partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester ». Le thème de l’exil, central au Liban qui compte une diaspora d’environ 10 millions de personnes, est également au coeur de l’ouvrage de Amin Maalouf.

Le modèle libanais

La nostalgie de la patrie perdue traverse le livre de Amin Maalouf. Elle réunit les amis du « club des Byzantins » dont les rêves et les idéaux ont été brisés par la guerre. Cette génération désenchantée a cru à une « exception libanaise », une « civilisation levantine » définie par Amin Maalouf comme « l’art de vivre ensemble avec d’autres communautés que la sienne » mais dont la guerre a signé l’arrêt. Il évoque « la gigantesque, la retentissante débâcle historique de la civilisation qui est la nôtre ».
Cette civilisation levantine est sacrifiée sur l’autel du religieux décrit par Amin Maalouf par le biais du personnage de Nidal, islamiste intégriste « fréquentable », et de Ramzi, entrepreneur enrichi devenu le moine frère Basile sur le tard. L’auteur met également en exergue la prégnance des appartenances communautaires dans le Liban de la guerre et de l’après-guerre : « Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietzschéens ou surréalistes ». Mais, avec la guerre, « nous sommes devenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologe abondant, et les pieuses détestations qui vont avec. ». La guerre a ainsi renvoyé les humanistes du « club des Byzantins » à ce que Amin Maalouf appelle leurs « identités meurtrières » [3]. Progressivement, le narrateur questionne la réalité même de ce Liban disparu : « Ce Liban dont l’absence m’attriste et m’obsède, ce n’est pas celui que j’ai connu dans ma jeunesse, c’est celui dont j’ai rêvé, et qui n’a jamais pu voir le jour ».

Essai politique : le conflit israélo-arabe, la modernité, l’occident

Les Désorientés aborde également des thèmes politiques tels que le conflit israélo-arabe ou le radicalisme islamique.
Pour Adam, les effets du conflit israélo-arabe dépassent sa génération, son pays et sa région natale. C’est une « tragédie » par laquelle « l’humanité est entrée dans une phase de régression morale, plutôt que de progrès » : « C’est ce conflit plus que tout autre qui empêche le monde arabe de s’améliorer, c’est lui qui empêche l’Occident et l’Islam de se réconcilier, c’est lui qui tire l’humanité contemporaine vers l’arrière, vers les crispations identitaires, vers le fanatisme religieux, vers ce qu’on appelle de nos jours « l’affrontement des civilisations ». Il explique cela par le fait qu’un écart s’est créé et se creuse encore entre la perception du monde partagée par l’occident et celle des Arabes. En effet, la succession de débâcles arabes face à Israël « a progressivement déséquilibré le monde arabe puis l’ensemble du monde musulman (…). Tous les Arabes portent les traces d’un traumatisme profond. » Mais, depuis sa rive d’adoption, la rive européenne, Adam constate que ce « traumatisme arabe » ne suscite que « l’incompréhension et la suspicion ». Cet écart a commencé à se creuser au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale alors que l’Occident découvre « l’horreur des camps, l’horreur de l’antisémitisme, alors qu’aux yeux des Arabes, les Juifs n’apparaissaient nullement comme des civils désarmés, humiliés, décharnés mais comme une armée d’invasion, bien équipée, bien organisée. Et au cours des décennies suivantes, la différence de perception n’a fait que s’accentuer ». Ainsi, « le conflit avec Israël a déconnecté les Arabes de la conscience du monde, ou tout du moins de la conscience de l’Occident, ce qui revient à peu près au même ».

Le narrateur et personnage principal, historien, porte également un regard sur l’islamisme radical notamment par le biais de son dialogue avec Nidal, frère de l’un de ses anciens amis proches mort au début de la guerre, qui s’est tourné vers l’extrémisme islamique et « porte la barbe ». Il développe l’idée selon laquelle si le communisme et l’anti-communisme ont été les deux fléaux du XXème siècle, l’islamisme et l’anti-islamisme sont ceux de ce début de XXIème siècle : « notre époque est marquée par deux calamités majeures : l’islamisme et l’anti-islamisme radical », signes de la déconnexion opérée entre le monde arabe et l’Occident. Face à ce fossé, Amin Maalouf affirme que « plus que jamais on a besoin de fiction, parce qu’on a besoin d’imaginer un monde différent, on a besoin de sortir du monde tel qu’il est pour imaginer ce qu’il pourrait être demain, ce qu’il devrait être demain. Et ça c’est la littérature qui peut l’imaginer. Je suis persuadé que nous sommes à une époque où les problèmes sont profondément culturels. Ce qui sépare les gens, ce qui cause le plus de conflits, c’est les fossés culturels qui existent dans le monde aujourd’hui. Je pense que c’est dans et par la culture qu’on peut résoudre ce problème. La politique arrive à ses limites, l’économie arrive à ses limites, là où on a besoin de tisser des liens, de combler les fossés, c’est d’abord dans le domaine de la culture » [4].

Les Désorientés aborde de nombreux thèmes : philosophiques, politiques et humains. L’auteur interroge notamment la réalité et la possibilité du « modèle libanais » de coexistence entre différentes communautés et traite ainsi d’un sujet aujourd’hui brûlant au Liban alors que la crise syrienne contamine le pays sous la forme de tensions inter-communautaires, notamment entre sunnites et chiites.

Amin Maalouf, Les Désorientés, Paris, Grasset, 2012.

Publié le 01/08/2013


Félicité de Maupeou est étudiante à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, après une formation en classes préparatoires littéraires. Elle vit actuellement à Beyrouth où elle réalise un stage dans l’urbanisme.


 


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