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Al-Fârâbî (2) : Faire renaître la philosophie

Par R. L.
Publié le 23/12/2013 • modifié le 15/04/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

Aristote

iStockphoto

Comme nous l’avons vu précédemment Al-Fârâbî (1), c’est à Fârâbî que nous devons la première esquisse d’une philosophie politique dans la tradition islamique. Pourtant, il serait erroné de réduire sa pensée à son aspect politique, et il importe de voir que Fârâbî était un philosophe intéressé avant tout par la cosmologie et la logique. Ainsi, sa philosophie politique est à bien des égards une conséquence de ses résultats philosophiques dans d’autres domaines.

Le corpus de Fârâbî

L’ensemble de l’œuvre de Fârâbî vise à réhabiliter l’étude de la philosophie telle qu’elle était pratiquée par l’école néo-aristotélicienne, à la suite d’Alexandre. Il se proclame lui-même héritier de cette tradition et entend ni plus ni moins être à l’origine d’une renaissance de la pratique philosophique, adaptée à un contexte islamique. Les références faites aux philosophes musulmans qui l’ont précédé sont assez peu nombreuses, et témoignent de sa volonté de créer un nouveau corpus philosophique, et d’initier une nouvelle tradition. Son geste est très novateur.
Il est toujours arbitraire de classer les ouvrages d’un philosophe sous des rubriques prédéfinies, mais, dans un souci d’intelligibilité, nous pouvons considérer avec David C. Reisman [1] que son œuvre se divise en trois parties essentielles. Nous pouvons ainsi nommer la première « Prolégomènes » puisqu’elle est constituée d’œuvres introductives, à la logique, ou à la philosophie de Platon par exemple. Dans une seconde partie de son œuvre, nous pourrions situer les commentaires plus approfondis des textes aristotéliciens, et notamment de L’Ethique à Nicomaque. Il existe enfin un autre groupe de textes, qui relèvent davantage de la philosophie propre de Fârâbî lui-même.
L’objectif de Fârâbî est ainsi de s’inscrire dans une longue tradition de pensée, qui commence avec Platon et se poursuit avec Aristote, tout en adaptant celle-ci au cadre islamique et en apportant sa pensée propre.

Métaphysique, cosmologie et théologie négative

La cosmologie de Fârâbî est en très grande partie influencée par la métaphysique d’Aristote, et en particulier par la théorie aristotélicienne des causes. Fârâbî distingue ainsi six principes (mabâdi‘) de l’être, parmi lesquelles la Première cause, les causes secondaires (les intellects incorporels), l’intellect agent, l’âme, la forme et la matière.
Ce qui est attribué au mouvement chez Aristote sera chez Fârâbî attribué à l’être et à l’intellection. Ainsi, la Première cause est indissociable d’un Premier Moteur, dont Fârâbî nous dit que cela doit être « Dieu ». Par ailleurs, ce que Fârâbî nomme « intellect agent » gouverne le monde de la génération et de la corruption, c’est-à-dire les quatre éléments (feu, terre, eau, air), les minéraux, et les êtres vivants. Ceci est un élément crucial, qui aura d’importantes conséquences sur sa philosophie.
Enfin, la théologie négative de Fârâbî nous apprend que le Premier Moteur ne peut pas être connu par la pensée dialectique, et n’est donc pas accessible à l’intellect humain. Il utilise l’approche, classique depuis Aristote, de la définition, qui voit dans celle-ci le fait de donner d’un objet son genre prochain et sa différence spécifique. Pour rendre plus claire cette approche, donnons un exemple. Une définition de l’homme serait ainsi la suivante : l’homme est un animal (genre) doué de raison (différence). Fârâbî entend montrer que cette façon de procéder ne nous est d’aucune utilité quand vient le moment de s’intéresser au Premier Moteur.

La question de l’âme d’un point de vue psychologique (cf. « Âme et politique » dans Al-Fârâbî (1))

La conception que Fârâbî a de l’âme est le résultat d’une rencontre entre l’héritage aristotélicien et les commentaires islamiques qui ont précédé Fârâbî. Il considère que l’âme humaine est constituée d’un certain nombre de facultés : l’appétit (le désir ou l’aversion pour un objet des sens), les sens (perception des substances corporelles), l’imagination (rétention, perception et combinaison d’images sensibles), la raison.
À partir de ces constats, Fârâbî se pose la question de la perfection humaine. Il considère que les êtres humains ont la capacité de connaître la structure de l’univers ainsi que les principes qui informent sa structure. Un travail important est pourtant nécessaire. En effet, l’intellect humain est indissociable de la matière corporelle, et, dans cette mesure, ne représente qu’un état cognitif élémentaire. La perfection pourra être atteinte grâce à l’action de l’intellect agent qui va permettre aux humains de penser.
L’activité de penser consiste à transformer des sensations et des objets sensibles en des faits intelligibles. C’est l’action d’un élément extérieur à soi, l’intellect agent, qui va permettre cette transformation. Fârâbî pousse à l’extrême les conclusions auxquelles était parvenu Aristote dans son De Anima. Afin de rendre plus tangible son propos, Fârâbî use d’une métaphore traditionnelle, celle de la lumière qui aveugle et brouille la vue. L’apparition de l’intellect agent provoquerait le même effet qu’une lumière aveuglante.

L’importance de la logique

Fârâbî insiste sur la nécessité d’apprendre la logique, qui est l’outil nécessaire à toute recherche scientifique. La logique est l’outil nécessaire à toute recherche scientifique et c’est grâce à elle seule que les êtres humains peuvent se prémunir de l’erreur.
Sa pensée de la logique est très largement influencée par Aristote, dont il commente dans le détail l’Organon (ensemble regroupant les traités logiques du philosophe grec). Il produira tout de même une pensée originale, notamment à travers sa théorie de la certitude.
Fârâbî distingue deux actions élémentaires de l’esprit humain : la conceptualisation et l’assentiment. Il y a ainsi conceptualisation lorsque l’esprit conçoit des concepts simples dans le but de définir leur nature. L’assentiment est, quant à lui, dirigé vers des concepts plus complexes, et ne se contente pas de définir la nature d’un concept, mais il doit statuer sur sa fausseté ou sa véracité. À partir de là, Fârâbî conçoit l’idée d’un « assentiment parfait » qui serait en fait le jugement mental produisant la parfaite certitude. Or, la logique est le seul moyen de parvenir à la parfaite certitude.

Il est intéressant de voir que c’est dans le contexte particulier d’une importance sociale de l’art logique que s’inscrit la description de Fârâbî. Selon David C. Reisman, il y a un lien évident entre sa philosophie logique et ce que les spécialistes appelleront par la suite sa « philosophie politique ». Il en est de même pour les autres aspects de son œuvre. Ainsi, il n’est pas rare de trouver dans une présentation cosmologique une discussion des différents types de société dans lesquels vivent les êtres humains.
Fârâbî tente en réalité de rendre compte des multiples réalités produites par une pensée « vraie » ou « fausse », c’est-à-dire qu’il s’interroge sur les liens entre la véracité logique et les mondes sociaux ou politiques qui y correspondent, en ne perdant jamais de vue le but ultime de toute pensée et de toute organisation politique : le bonheur humain.

Bibliographie :
 David C. Reisman, « Al-Fârâbî and the philosophical curriculum », in. The Cambridge Companion to arabic philosophy, 2005, Cambridge University Press.
 Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? 2011, Gallimard.

Publié le 23/12/2013



 


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