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Al-Azhar, mosquée et université au cœur de la société égyptienne et du monde musulman sunnite (2/2)

Par Oriane Huchon
Publié le 24/04/2017 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Egypt, Cairo, old town listed as World Heritage by UNESCO, Al Azhar Mosque, minarets.

SIERPINSKI Jacques / hemis.fr / Hemis / AFP

Lire la partie 1 : Al-Azhar, mosquée et université au cœur de la société égyptienne et du monde musulman sunnite (1/2)

Réaffirmation du rôle politico-religieux d’Al-Azhar en Egypte

Le soulèvement populaire de 2011 en Egypte a largement secoué le pays. Al-Azhar n’a pas été épargnée. La révolution du 25 janvier 2011 lui a permis de se repositionner sur la scène politico-religieuse nationale. L’institution est tiraillée entre sa volonté de jouer un rôle dans la politique égyptienne et entre la volonté de l’Etat de la contrôler. Ce bras de fer entre l’Etat et l’institution a entraîné de nombreuses mesures ces six dernières années, détaillées dans l’article de Naïma Bouras et Laura Garrec, « Al-Azhar : une influence politico-religieuse en Egypte » publié dans le n°34 de la revue Moyen-Orient. Nous en retiendrons uniquement les plus marquantes.

Pour commencer, l’institution a demandé une révision de la loi de 1961 qui accordait au président de la République la nomination de l’imam. Cette révision fut accordée par le Conseil suprême des forces armées, qui mena la transition politique de février 2011 à juin 2012. Il donna au Conseil des grands oulémas le choix de l’imam. Le religieux a ensuite été repris en main par l’armée durant la période de gouvernance transitionnelle (2013-2014), et le gouvernement a confié à Al-Azhar la tâche de prôner un islam « modéré ». 55 000 prédicateurs non affiliés à Al-Azhar furent renvoyés, et le gouvernement interdit de délivrer le sermon du vendredi dans des mosquées de moins de 80m², afin de limiter l’émergence d’un électorat islamiste. Mais ces mesures ont été mal reçues au sein d’Al-Azhar. Les savants de l’institution ont perçu l’exhortation du gouvernement comme une remise en cause de leur enseignement et de leur rôle historique de gardiens de l’islam sunnite. De plus, de nombreux étudiants proches des Frères musulmans et partisans de Mohammed Morsi ont manifesté dans les locaux de l’université entre 2013 et 2014. Au-delà des questions politiques sur la gouvernance de l’Egypte et de la place qu’Al-Azhar devrait occuper dans la politique égyptienne, c’est la question de la modernisation du discours religieux qui anime les couloirs de l’institution.

Plusieurs éléments sont à prendre en compte pour comprendre la complexité du jeu actuel entre Al-Azhar, le gouvernement égyptien et la société civile. D’une part, Al-Azhar est au cœur d’une concurrence féroce entre différents organes religieux officiels pour le renouvellement du discours religieux commandé par le gouvernement. Or, plusieurs critiques remarquent que l’institution millénaire peine à mener à bien ce renouvellement, comme nous le verrons par la suite. D’autre part, l’institution est directement liée à l’Etat depuis la loi de 1961. De nombreux religieux critiquent cette collusion avec le gouvernement. Naïma Bouras et Laura Garrec résument ainsi la position d’Al-Azhar dans la société civile et la politique égyptiennes : « La volonté de l’institution de s’établir comme la seule source légitime du discours religieux est critiquée comme une monopolisation du champ musulman sunnite. A travers le contrôle des institutions religieuses, le gouvernement tente aussi d’exercer un contrôle social. La dépendance d’Al-Azhar vis-à-vis du pouvoir étatique entraîne ainsi une déconnexion de la société civile tant de l’institution que de l’Etat, de nombreux acteurs islamistes dénonçant ses compromissions avec le régime et la sclérose d’une religion ad hoc faite pour plaire au prince. C’est donc cette tendance à saturer le champ référentiel du religieux par sa prétention à en être l’incarnation unique, et la collusion avec le pouvoir qu’elle entraîne, qui nourrit la perte de crédibilité d’Al-Azhar et favorise la ramification de courants radicaux ».

Aura internationale et diplomatie religieuse d’Al-Azhar

A l’étranger, Al-Azhar est moins critiquée qu’en Egypte. Sa légitimité comme représentante d’un islam « du juste milieu », à mi-chemin entre « laxistes » et « extrémistes » (1) y est respectée. L’université fascine de nombreux croyants, et des étudiants de tout le monde musulman viennent y poursuivre leurs études. On y vient aussi en pèlerinage. Son pouvoir d’attraction n’a pas décliné.

L’institution souhaite jouer un rôle central dans le processus de paix au Moyen-Orient et dans le dialogue interreligieux international, comme l’illustre la reprise des relations entre Ahmed al-Tayeb et le pape François en mai 2016. Après dix ans de relations tendues en raison de propos controversés du pape Benoît XVI sur l’islam, cheikh Al-Azhar s’est rendu au Vatican afin d’y rencontrer le pape François et de s’entretenir avec lui de « la paix dans le monde, du refus de la violence et du terrorisme, de la situation des chrétiens dans le contexte des conflits et des tensions au Moyen-Orient, ainsi que de leur protection » (2).

Sous l’impulsion du gouvernement égyptien, Al-Azhar tente de réformer son discours religieux et de diffuser mondialement une version « modérée » de l’islam. L’institution organise des conférences et réunit des responsables politiques et religieux internationaux pour discuter de thèmes variés comme la violence, le terrorisme, la liberté ou encore la citoyenneté. En avril 2015, l’institution a de plus créé un observatoire qui a pour objectif de « corriger les conceptions erronées de l’islam, faire face aux idées extrémistes des mouvements terroristes qui sèment l’anarchie dans le monde au nom de la religion […], de protéger les jeunes musulmans et les nouveaux convertis du recrutement par les groupes terroristes au nom du « djihad » (la guerre sainte) ou de la « bay’a » (allégeance au calife) », selon Oussama Nabil, professeur à Al-Azhar et directeur de l’Observatoire. En publiant régulièrement des rapports de chercheurs sur l’islam et les musulmans, en plusieurs langues, l’observatoire a pour but de contrer la propagande de l’Etat islamique, de diffuser largement une vision apaisée de la religion musulmane et d’appeler à un dialogue interreligieux international.

Mais plusieurs chercheurs et observateurs notent la difficulté de l’institution à renouveler son discours malgré ces mesures. Si Al-Azhar condamne la violence de l’Etat islamique et des salafistes djihadistes, elle « n’ose pas s’attaquer de front à ce qui – dans la doctrine et plus particulièrement dans la jurisprudence islamiques – peut justifier la violence » (3). L’alliance de l’université avec l’Arabie saoudite, qui finance entre autres le pèlerinage pour les savants de l’institution et la rénovation des bâtiments, joue un rôle dans ces difficultés à renouveler le discours. La direction de l’établissement s’accorde avec l’Arabie saoudite sur certains dossiers régionaux, notamment sur la lutte contre un « axe chiite » ou encore la question syrienne (4). Ces positions internationales sont en contradiction avec la ligne politique d’Al-Sissi. Mais surtout, elles sont en contradiction avec les discours de tolérance religieuse donnés par les responsables de l’université. Selon l’historien Dominique Avon, cité dans le journal La Croix : « les responsables d’Al-Azhar – et donc le grand imam, quelles que soient ses options personnelles –, s’ils ont peur des « extrémistes », « labourent le même champ doctrinal qu’eux, avec les mêmes outils » comme le montre leur attachement au principe même des huddûd (peines considérées comme islamiques) (5) ou leur refus d’aborder les textes sacrés à partir de disciplines comme l’histoire ou la linguistique. Quant aux « laxistes », l’institution n’hésite pas à utiliser contre eux l’arme de la marginalisation religieuse, voire de l’anathème (6).

C’est donc dans un contexte complexe et pluriel – instabilité politique nationale et régionale, pressions gouvernementales, concurrence d’autres institutions religieuses, montée des extrémismes, remise en question de sa légitimité comme principale voix du sunnisme « véritable » – qu’Al-Azhar tente de se positionner aujourd’hui. Jusqu’à présent, l’institution est parvenue à s’adapter à son temps. Les défis qui lui sont posés aujourd’hui lui demandent à nouveau de s’adapter. Mais l’université, riche de son héritage et de son aura internationale, semble avoir pris la mesure des enjeux actuels.

Notes :
(1) Anne-Bénédicte Hoffner, « Ahmed Al Tayeb, grand imam d’une institution fragilisée », La Croix, 25 mai 2016.
(2) « Le pape et le grand imam d’Al-Azhar, haute autorité sunnite, se sont rencontrés au Vatican », Le Monde, 23 mai 2016.
(3) Anne-Bénédicte Hoffner, « Al-Azhar hésite encore sur la manière de répondre aux courants musulmans fondamentalistes », La Croix, 27 février 2017.
(4) Naïma Bouras et Laura Garrec, « Al-Azhar : une influence politico-religieuse en Egypte », Moyen-Orient n°34, avril-juin 2017.
(5) Définition de Hudûd issue du site Le Parisien : « Hudûd (arabe : ?add pl. ?ud ?d limite ; borne ; définition) est un terme du droit musulman qui désigne les peines légales prescrites par le Coran ou la Sunna. Une peine est impérative (hadd) si le juge ne peut pas la moduler car elle est ordonnée par Dieu ; ce terme s’oppose aux peines modulables par la juridiction (ta’zîr). »
(6) Anne-Bénédicte Hoffner, « Ahmed Al Tayeb, grand imam d’une institution fragilisée », La Croix, 25 mai 2016.

Bibliographie :
 Jomier, J., “al-Azhar”, in : Encyclopédie de l’Islam. Consulted online on 18 April 2017 http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/9789004206106_eifo_COM_0076 First published online : 2010
 Kasa’i, Nurollah, Umar, Suheyl and Gholami, Yadollah, “Al-Azhar”, in : Encyclopaedia Islamica, Editors-in-Chief : Wilferd Madelung and, Farhad Daftary. Consulted online on 16 April 2017 http://dx.doi.org.prext.num.bulac.fr/10.1163/1875-9831_isla_COM_0324 First published online : 2008. First print edition : ISBN : 978-90-04-16860-2, 20080710, 978-90-04-17859-5, 20091123, 9789004191655, 20110912
 Encyclopédie Larousse : “al-Azhar ou al-Djami al-Azhar”
 Qantara : « Mosquée Al-Azhar ». http://www.qantara-med.org/qantara4/public/show_document.php?do_id=1067
 Denise Ammoun, « Al-Azhar, mosquée et université à la fois », La Croix, 27 avril 2012.
 Naïma Bouras et Laura Garrec, « Al-Azhar : une influence politico-religieuse en Egypte », Moyen-Orient n°34, avril-juin 2017.
 « Egypte : le Vatican et al-Azhar renouent leurs liens », RFI, 24 février 2017.
 « Le pape et le grand imam d’Al-Azhar, haute autorité sunnite, se sont rencontrés au Vatican », Le Monde, 23 mai 2016.
 Anne-Bénédicte Hoffner, « Al-Azhar hésite encore sur la manière de répondre aux courants musulmans fondamentalistes », La Croix, 27 février 2017.
 Anne-Bénédicte Hoffner, « Oussama Nabil : « Al-Azhar veut contrer la pensée de Daesh » », La Croix, 18 janvier 2016.
 Samuel Bleynie, « Comment le grand imam d’Al Azhar voit l’Occident », La Croix, 10 juin 2015.
 Anne-Bénédicte Hoffner, « Ahmed Al Tayeb, grand imam d’une institution fragilisée », La Croix, 25 mai 2016.
 « Le grand imam d’Al-Azhar appelle à « tuer et crucifier » les « terroristes » de l’EI », France24, 4 février 2015.

Publié le 24/04/2017


Oriane Huchon est diplômée d’une double licence histoire-anglais de la Sorbonne, d’un master de géopolitique de l’Université Paris 1 et de l’École normale supérieure. Elle étudie actuellement l’arabe littéral et syro-libanais à l’I.N.A.L.C.O. Son stage de fin d’études dans une mission militaire à l’étranger lui a permis de mener des travaux de recherche sur les questions d’armement et sur les enjeux français à l’étranger.


 


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