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A la recherche d’un nouveau souffle : le djihadisme mondial d’Al-Qaïda à l’Etat islamique (EI)

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 24/09/2014 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

An image grab taken from a video released on July 5, 2014 by Al-Furqan Media shows alleged Islamic State of Iraq and the Levant (ISIL) leader Abu Bakr al-Baghdadi preaching during Friday prayer at a mosque in Mosul.

Al-Furqan Media / Anadolu Agency / AFP

La crise d’un modèle. Les apories de l’islamisme politique des années 1990 et 2000

Pour l’observateur occidental, la présence du djihadisme au Moyen-Orient peut sembler être une constante, marquant la vie politique de la région depuis la fin des années 1970. Pourtant, au-delà de cette apparente permanence, ses formes et son dynamisme n’ont cessé d’évoluer en fonction de situations politiques changeantes. Après le triomphe consécutif à la libération de l’Afghanistan face à l’Union soviétique en 1989, l’islamisme politique a ainsi fait face à une crise dont il cherche toujours l’issue.

Partout où il s’est engagé dans les années 1990, la capacité d’ancrage du djihadisme dans les enjeux politiques locaux a fait défaut. Trois expériences peuvent ici être évoquées. Les deux premières débordent le cadre du Moyen-Orient et concernent la Bosnie et l’Algérie. En Bosnie, pendant la guerre civile de 1991-1995, les islamistes Afghans ont tenté d’apporter leur soutien aux musulmans bosniaques mais n’ont pas réussi à se greffer à leurs régiments. Leur tentative d’instaurer la shari’a au sein des bastions musulmans locaux aboutit à leur exclusion des milices bosniaques. Pendant la guerre civile d’Algérie (1993-1997), la radicalisation progressive du Groupe Islamique Armé (GIA) de Zitouni, proche d’Al-Qaïda, aboutit à une signature de la paix d’où le GIA fut exclu, faute d’avoir su suscité l’adhésion des couches populaires. En Egypte, le même scénario se reproduisit. Alors qu’une vague d’attentats sévit de 1992 à 1997, le Gama’a islamiyya, d’abord soutenu par les milieux populaires cairotes, perdit le soutien de la population locale à mesure que ses positions se radicalisaient. Après les attentats de Louxor de 1997, perpétrés à l’égard de touristes occidentaux, ce groupe d’action perdit les soutiens dont il jouissait dans la jeunesse au profit des Frères musulmans et de l’Etat égyptien lui-même. Partout, les réseaux djihadistes locaux échouèrent dans leur intégration à la scène politique régionale. Leur radicalisme était moins ancré dans les traditions locales qu’il n’était importé des camps d’entraînement du Peshawar, au Nord du Pakistan, où les djihadistes proches d’Al-Qaïda étaient entrainés avant de s’engager dans les territoires nationaux.

Après ces événements, le djihadisme mondial s’est engagé dans une fuite en avant dans la violence dont les conséquences sont bien connues. Les événements du 11 septembre 2001 en marquent le paroxysme. Dans son analyse aujourd’hui devenue classique [1], Gilles Kepel a pourtant montré que ces attentats ne témoignaient en rien d’un regain de puissance d’Al-Qaïda, mais résultait de son incapacité à s’implanter localement et à obtenir le pouvoir par les moyens traditionnels. Le choc émotionnel résultant de la retransmission mondiale des attentats aurait dû relancer l’adhésion des populations musulmanes du Moyen-Orient à une lutte contre l’ennemi commun, les Etats-Unis. Cette mobilisation n’eut pourtant pas lieu : dès le 6 décembre 2001, le régime des Talibans en Afghanistan était balayé, sans que les populations locales ne lui apportent le soutien tant attendu. En Irak, Al-Qaïda devait davantage sa survie aux maladresses du gouvernement pro-chiite l’al-Maliki qu’à un soutien réel de la population sunnite locale. Ailleurs, même parmi les cercles islamistes, les méthodes d’Al-Qaïda furent violemment contestées. L’attitude du Hezbollah libanais est ici paradigmatique : l’organisation soulignait « qu’il existe une grande différence entre la résistance et le terrorisme. Les terroristes n’ont pas de sentiments humains. Ce sont des assassins et des criminels politiques » [2]. Ainsi se révélait le détachement progressif des acteurs politiques de la région vis-à-vis des actions menées par Al-Qaïda.

Après ces échecs successifs, « les mouvements islamistes oppositionnels sont frappés par une crise morale sans précédent. Leur projet politique, qui se caractérisait par un grand flou et projetait dans un avenir radieux, sinon dans l’au-delà, la définition précise de l’« Etat islamique » est désormais comptable d’un bilan » (p. 569). Ce constat a été dressé par Gilles Kepel en 2003, mais l’expérience du Printemps arabe n’a fait que confirmer sa pertinence. Les grands mouvements sociaux partis de Tunisie n’adoptèrent pas le langage de l’islamisme politique, mais celui de la démocratie, sonnant les glas des ambitions d’Al-Qaïda dans la région.

Relancer le djihadisme : deux organisations concurrentes…

Les échecs des années 1990 et 2000 n’ont pas tué le djihadisme mais l’ont obligé à adopter de nouvelles formes. De fait, on peut lire l’actualité récente au prisme de ces déboires passés et montrer comment la mouvance islamiste tente de se recomposer en prenant en compte cet héritage délicat. Ainsi, dans la lutte opposant Al-Qaïda à l’Etat islamique pour le leadership du djihadisme mondial, s’opposent deux relectures fondamentalement différentes des expériences du passé, et deux conceptions opposées de l’islamisme politique.

Rappelons d’abord les faits. Jusqu’en 2006, Al-Qaïda et l’Etat islamique ne forment qu’une seule et même organisation. Cette dernière est communément désignée « Al-Qaïda en Irak » (AQI) par les commentateurs occidentaux. Si des désaccords existent entre la direction centrale d’Al-Qaïda et Al-Zawarqi, chef d’AQI, ceux-ci ne mènent à aucune crise ouverte. C’est surtout après sa mort, en 2006 que des tensions plus vives se font sentir. Le nouveau leader de l’AQI, Al-Bagdhadi, veut se démarquer de la maison-mère et proclame que son organisation se nommera « Etat islamique en Irak » dès le mois d’octobre 2006. Il n’est pas prêt à accepter le cantonnement de sa mouvance djihadiste en Irak, qu’Al-Qaïda cherche à imposer, et élargit d’abord ses ambitions à la Syrie : l’Etat islamique en Irak devient l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) en avril 2013. Le proto-Etat ignore les critiques que lui adresse Al-Zawahiri, de sorte que ce dernier doit publiquement désavouer l’EIIL et annoncer sa complète séparation vis-à-vis de la maison-mère le 2 février 2014 : « L’EIIL n’est pas une branche du groupe Qaidat-al-Jihad [nom officiel d’Al-Qaïda], nous n’avons aucune relation organisée avec lui, et ne sommes pas responsables de ses actions » [3]. Le 29 juin 2014, l’EIIL proclame le rétablissement du califat et adopte le nom d’Etat Islamique (EI), faisant ainsi connaître sa volonté de diriger l’intégralité du monde musulman et sa supériorité face à Al-Qaïda.

… Aux idéologies divergentes

On passerait à côté de l’essentiel si on réduisait ces affrontements à des luttes personnelles sans voir que deux conceptions divergentes du djihadisme opposent les deux organisations. L’abondante production idéologique qui a accompagné leur affrontement permet de le saisir.
Du côté d’Al-Qaïda, la critique fondamentale adressée à l’EI concerne les violences perpétrées par ses troupes à l’encontre des musulmans : « L’EIIL est une organisation déviant du chemin de la vérité : ils se comportent en agresseurs face aux moudjahidines » [4]. En septembre 2013, Al-Zawahiri est même allé jusqu’à opposer aux troupes de l’EI un « code de bonne conduite » pour les combattants djihadistes [5]. Il s’agit de moraliser le comportement de ces derniers vis-à-vis des autres musulmans sunnites, de manière à ne pas s’aliéner le soutien des populations locales. Or, ces exigences nouvelles sont nées des leçons qu’Al-Qaïda a apprises de ses échecs passés et s’inscrivent dans la nouvelle politique de l’organisation. On fait valoir que c’est le manque de soutien des populations locales aux islamistes qui a fait défaut partout où ceux-ci ont été engagés. Dès 2006, Abu Yahya al-Libi, alors « numéro 2 » d’Al-Qaïda, avait cherché à limiter l’usage massif de la violence et à restreindre le recours au takfir, cette condamnation adressée à un autre musulman pour son irrespect de la shari’a [6]. Il insistait au contraire sur la sacralité du « sang musulman » et sur la nécessité de reporter toute la violence sur l’ennemi extérieur, quitte à ce que l’application stricte des préceptes du Coran au sein d’une communauté ne s’impose qu’au fil de longues campagnes de prédication. Ces principes sont ceux aujourd’hui appliqués par Al-Nusra, la subdivision d’Al-Qaïda active en Syrie, qu’aimerait capter l’EI. Contrairement à ce qui a été fait en Afghanistan, l’imposition de la shari’a est repoussée au futur, tandis que tous les efforts doivent se concentrer dans la lutte contre Bachar al-Assad et ses soutiens chiites. Une attitude conciliante voire protectrice vis-à-vis de la population régionale doit pouvoir éviter qu’Al-Qaïda ne connaisse les mêmes revers que dans les théâtres d’opération où elle était engagée dans les années 1990 et 2000. Bref, à la violence face à l’ennemi doit répondre la mansuétude à l’égard des locaux.

L’analyse que porte l’EI sur les revers qu’Al-Qaïda a connus par le passé est toute différente. Pour lui, ce n’est pas le comportement des djihadistes vis-à-vis des populations qui est à revoir. Il faut au contraire mettre en place un encadrement plus strict des territoires et des populations civiles. L’application stricte de la shari’a et la « purification » du territoire conquis doivent accompagner les avancées territoriales de l’Etat et constituer la priorité des combattants. L’expulsion ou le massacre des minorités religieuses, qui ne constituent pourtant pas une menace politique réelle, s’inscrit dans cette démarche. En refusant d’adopter cette posture radicale, « Al-Qaïda a aujourd’hui cessé d’être la base du jihad […], elle emboîte le pas de la majorité [des « mauvais » musulmans] et appelle celle-ci « Umma », elle amollit sa position au frais de la religion » [7]. La radicalité du programme et la violence sans égale qui l’accompagne doivent permettre de galvaniser les troupes étrangères et de consolider la puissance du mouvement. La stratégie adoptée n’est pas sans succès, puisque l’EI comptabilise 50% de soldats étrangers parmi ses troupes, regroupant en grand nombre des combattants venus d’horizon très divers (Libye, Arabie saoudite, Yémen, mais aussi Europe et Etats-Unis). L’idéologie met donc moins l’accent sur l’ennemi extérieur que sur la soumission totale des musulmans à l’intérieur de la sphère d’influence de l’Etat. La structure pyramidale d’Al-Qaïda est mise de côté au profit d’une structure « en réseau » devant permettre un quadrillage plus fin du territoire et une permanence de la domination des djihadistes. La méthode n’est pas sans contradiction, puisque la plus grande territorialisation du pouvoir est rendue possible par un recours substantiel aux réseaux extrémistes venus de l’étranger. A court terme, elle aboutit néanmoins à la formation d’un « Etat » tel que les djihadistes n’en avaient plus connu depuis la chute des Talibans d’Afghanistan en 2001.

Ainsi, on constate qu’au cœur de la lutte entre deux factions rivales du djihadisme mondial s’esquissent les nouveaux visages de l’islamisme politique radical. Les revers des années 1990 et 2000 ont conduit à une reformulation de sa doctrine dans deux directions opposées, sans qu’il soit possible de prédire laquelle s’imposera dans les mois et années à venir.

Bibliographie :
 Filiu Jean-Pierre, « Définir Al-Qaïda », Critique internationale, vol. 47, no 2, 7 Juin 2010, pp. 111 ?133.
 Haddad Rayan, « Al Qaïda / Hezbollah ? : la concurrence à distance entre deux logiques d’action jihadistes différentes pour la captation des cœurs et des esprits de l’Umma », Cultures & Conflits, no 66, 17 Septembre 2007, pp. 157 ?177.
 Kastoryano Riva, « Terrorisme global et territoire », Critique, vol. 768, no 5, 1 Juin 2011, pp. 370 ?380.
 Kepel Gilles, Jihad, Gallimard, 2003, 751 p.
 Phillips Andrew, "The Islamic State’s challenge to international order", Australian Journal of International Affairs, 2014, disponible sur http://www.tandfonline.com/doi/pdf/10.1080/10357718.2014.947355, consulté le 15 septembre 2013
 The War Between ISIS and al-Qaeda for Supremacy of the Global Jihadist Movement, http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/the-war-between-isis-and-al-qaeda-for-supremacy-of-the-global-jihadist, consulté le 15 septembre 2014.

Publié le 24/09/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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