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1915 : L’année des premières grandes tragédies collectives du 20ème siècle, ou le devoir de mémoire

Par Carole André-Dessornes
Publié le 02/09/2015 • modifié le 15/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Il est des événements que l’on préfère passer sous silence, la Grande famine du Mont-Liban est de ceux-là.
Il faut se rappeler que la Grande Guerre a eu un impact, loin d’être négligeable, dans la région du Moyen-Orient, ce qui est peu connu du grand public. Le Mont-Liban a particulièrement souffert de cette famine faisant, selon les estimations, entre 80 000 (1) et 200 000 morts (2) sur une population estimée entre 414 000 et 496 000 Libanais.
Une partie de la Syrie a également été touchée par ce dramatique épisode s’échelonnant de 1915 à 1918.
La plupart des gens sont morts de faim ou ont été victimes d’épidémies accompagnant cette famine. Mais d’autres facteurs sont à prendre en considération.

Comment s’explique cette catastrophe « humanitaire » que fut la Grande famine du Mont-Liban ?

Plusieurs éléments convergents ont joué un rôle décisif dans la famine. Une seule cause ne suffit pas à expliquer l’ampleur de cette dernière.
Cet événement funeste est la conséquence tragique de facteurs qui n’ont fait qu’amplifier les effets désastreux de la politique ottomane, dans le contexte de la Première Guerre mondiale.
Cette épreuve a marqué durablement la population du Mont-Liban. Elle est le résultat direct du blocus terrestre imposé par Jamal Pacha (membre des Jeunes Turcs) et les réquisitions menées par l’armée ottomane.
« Par ses notes de 21 et 22 de ce mois, l’Ambassade des Etats-Unis à Paris a bien voulu faire connaître au Gouvernement de la République qu’en raison de la propagande anti-chrétienne actuellement menée dans toute la Turquie, et du désir qu’aurait le gouvernement ottoman de profiter des circonstances présentes pour abroger les Capitulations (3) […] » (4).
Mais il est clair que le blocus naval de la flotte de l’Entente, l’invasion des sauterelles, tout autant que les épidémies ayant sévi dans une grande partie du territoire, n’ont fait qu’amplifier ce désastre…sans oublier les comportements de certains, bien peu scrupuleux, ayant vu là l’occasion de tirer profit de la détresse des gens et de s’enrichir.

Les archives des pères jésuites permettent de rompre ce silence autour de la famine, lequel silence avait fini par céder la place à l’oubli. Ainsi, le 28 juin 1915, dans son diaire (5), le père Mattern consigne les faits suivant : « Dégâts immenses des sauterelles au Liban. Famine. Il n’y a plus de blé à Beyrouth. Taanail et Ksara, ravagés par les sauterelles » (6).
En mai 1915, le père Ronzevalle rapporte dans une lettre qu’« à Achkout, en deux mois, on a vu mourir de faim 97 habitants sur 450 qu’ils sont… Beaucoup d’autres villages ont perdu le quart, le tiers et même la moitié de leurs habitants » (7).
La passivité des autorités allemandes et austro-hongroises, préférant le silence et le déni au profit de la raison d’Etat et l’alliance germano-ottomane, n’arrangera rien.

Dans son roman, Le pain, Toufic Youssef Aouad, décrit des scènes de désolation :
« -Ibrahim bey Fakher distribue de la farine !
La nouvelle se transmit de bouche à oreille, certains préférant cependant la garder égoïstement pour eux-mêmes. Les vieillards croulants se levaient en rassemblant leurs dernières forces. Les jeunes accablés haussaient la tête. Les femmes se redressaient avec leurs haillons, et les enfants s’envolaient pareils à des moineaux. Seuls ou en groupes, tous se précipitaient, les mères trainant leurs enfants, les frères abandonnant leurs frères. L’un boitait sur sa tumeur, l’autre tombait la tête la première, sans chaussures, à moitié nus, le regard vide et terrifiant, les yeux flottant dans leurs orbites. » (8)
Ce drame a infligé une humiliation, sans précédent à l’époque, à la population chrétienne du Mont-Liban.

Le devoir de mémoire s’impose, cette année peut-être plus encore où est commémoré le centenaire du génocide des Arméniens. Mais il n’est pas question de passer sous silence le génocide des Assyriens et celui des Grecs pontiques.

1915 : L’année des folies meurtrières - le triple génocide arménien, assyrien et grec pontique

Le génocide arménien

Le 24 avril 1915 marque le lancement des massacres de masse contre la minorité arménienne dans l’Empire ottoman. C’est au cours de cette journée que la majorité de l’élite va être arrêtée et déportée, soit près de 2 500 personnalités phares de la communauté arménienne.
Le contexte de la Première Guerre mondiale va jouer un rôle clef dans ce qui va suivre. Les minorités chrétiennes vivant en marge de l’Empire, soutenues par les démocraties occidentales, n’hésitent pas à demander leur indépendance ; parallèlement à cela, l’idéologie nationaliste turque ne cesse de gagner du terrain. Les défaites enregistrées par l’armée ottomane dans les Balkans vont exacerber ce nationalisme. Les Jeunes Turcs (9) renversent le sultan et s’emparent du pouvoir. L’idée d’Etat-nation reposant sur l’idée d’un Etat Turc fort s’impose et finit par remplacer l’Empire ottoman multiethnique et multiconfessionnel.
Les Arméniens, tout comme les Assyriens et les Grecs pontiques, deviennent très rapidement les principales cibles de ce nationalisme turc. Leur place au sein de l’Empire est remise en question.
C’est un trio d’officiers de l’armée ottomane membres du Comité Union et Progrès, Talaat Pacha, Enver Pacha et Jamal Pacha, qui va planifier ce premier génocide du 20ème siècle. La circulaire 3052 ordonne donc aux autorités militaires ainsi qu’aux administrations de tout l’Empire ottoman d’arrêter les élites locales arméniennes.
Pour l’Empire ottoman, alors allié des puissances de l’Alliance (l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie pour un temps, jusqu’en Mai 1915), la priorité était d’empêcher la Russie (appartenant à l’Entente) de prendre l’avantage.
Le ralliement de soldats arméniens de l’armée ottomane à la Russie tsariste a suffi pour que le triumvirat lance sa politique contre la communauté tout entière. En avril 1915, pas moins de 60 000 conscrits arméniens seront exécutés. Quant à ceux qui se sont engagés dans la résistance à Van (berceau de la communauté arménienne), ils vont fournir aux Jeunes Turcs le motif pour lancer les premières déportations de populations ; de mai à août 1915, plus d’un million de personnes seront déplacées jusqu’au désert de Syrie et de Mésopotamie. Seuls 15 à 20% des déportés parviendront jusqu’au désert de Syrie et Der ez-Zor. Une fois arrivés, ils seront exécutés.
Ces déportations, appelées ″marches de la mort″ (10), ont été accompagnées de pillages, viols, massacres et enlèvements d’enfants, mariages forcées… Un million et demi d’Arméniens vont être exterminés entre avril 1915 et décembre 1916. Les survivants seront appelés ″les restes de l’épée″. Certains seront adoptés et islamisés de force, d’autres parviendront à fuir et à trouver refuge en Europe, aux Etats-Unis, ainsi que dans des pays comme l’Iran et le Liban.

Ces massacres n’empêcheront pas l’inévitable de se produire, à savoir la chute de l’Empire ottoman. Jamal Pacha, Talaat Pacha et Enver Pacha, ayant fui, seront condamnés par contumace (11).
D’autres communautés chrétiennes vont également subir la même folie meurtrière infligée par un pouvoir à la tête d’un empire en pleine déliquescence.

Seyfo (12), le génocide assyrien : un génocide sous médiatisé et méconnu

Les Assyriens (13) ont subi un traumatisme collectif sans précédent dans leur histoire, tout comme les populations arméniennes et grecques pontiques. Ces massacres savamment orchestrés par les Jeunes Turcs ont été à l’origine de la disparition d’au moins un tiers de ce peuple durant les dernières années de l’Empire ottoman.
Les populations assyriennes vivaient principalement à proximité du lac d’Orumieh (en Perse), du lac de Van (dans la région du Hakkari), en Mésopotamie ainsi que dans les provinces d’Erzeroum, de Bitlis et de Diyarbakir (aujourd’hui en Turquie).
Tout comme cela a été le cas pour les communautés arméniennes après les défaites infligées aux troupes ottomanes par l’armée russe, les Assyriens ont été accusés de former une sorte de ″cinquième colonne chrétienne″ au sein de l’Empire et considérés, dès lors, comme des ″ennemis de l’intérieur″ qu’il fallait à tout prix éliminer. Ces derniers avaient déjà fait l’objet de massacres en 1895, 1896 et 1909. Contrairement aux Arméniens, des combattants assyriens menèrent plusieurs assauts contre les Jeunes Turcs. Mais, l’assassinat de Mar Shimun XIX Benyamin (l’un de leurs leaders), par les forces ottomanes le 3 mars 1918 mit fin brutalement à la résistance assyrienne.
Ce génocide aurait causé la mort de plus de 270 000 Assyriens (14).
Après avoir été très longtemps une zone de refuge pour les Assyro-chaldéens, la région du Hakkâri (région frontalière irako-iranienne) a été pour ainsi dire presque entièrement vidée de sa population assyrienne en 1918, conséquence des massacres, des maladies et de l’épuisement dû aux déportations. Beaucoup périrent en fuyant vers la Syrie. Les survivants trouvèrent refuge dans la province d’Hassaké, au nord-est de la Syrie, notamment durant le mandat français.

Les conditions d’extermination pour les Assyriens furent identiques à celles infligées aux Arméniens : les arrestations et exécutions de l’élite intellectuelle, les expulsions et expropriations se sont enchaînées à un rythme frénétique. A cela il faut ajouter les enlèvements de femmes et adolescentes pour leur imposer des mariages forcés et des conversions à l’islam. Des famines ont été également organisées ainsi que les marches de la mort et déportations par le biais des trains, plus précisément de wagons à bestiaux.

Qu’en est-il des Grecs Pontiques ?

Le Génocide grec-pontique suscite encore beaucoup de controverses. Ceci explique pourquoi on entendra plus souvent parler de ″Tragédie pontique″, ″d’atrocités commises par les Turcs dans le Pont et l’Asie Mineure″ pour faire référence aux persécutions, expulsions et migrations forcées imposées par le gouvernement turc aux Grecs-Pontiques.
Le Traité de Lausanne (dernier traité résultant de la Première Guerre mondiale) signé le 24 juillet 1923 précisera les frontières de la Turquie et organisera les déplacements et échanges de populations sur une base uniquement religieuse. Ces migrations forcées ont conduit à une disparition quasi-totale de la présence grecque en Anatolie ainsi qu’à celle de la présence turque en Grèce. Ces déplacements des Grecs pontiques, mais surtout les conditions dans lesquelles ils vont être menés, conduiront à l’extermination de plusieurs centaines de milliers d’entre eux.

La Grèce et la République de Chypre ont officiellement reconnu le Génocide et ont retenu en 1994 la date du 19 mai pour les commémorations. Cette reconnaissance a été perçue par la Turquie comme une provocation ; en effet, la date choisie par la Grèce correspond au jour de la fête nationale en Turquie. Le Parlement arménien, quant à lui, a voté à l’unanimité une résolution le 24 mars 2015, reconnaissant et condamnant officiellement les génocides assyrien et grec-pontique.
En Europe, le Parlement suédois est le premier à reconnaître officiellement le 11 mars 2010 le génocide de 1915 contre les Arméniens, les Assyro-chaldéens et celui des grecs pontiques. Le 10 avril 2015, le Parlement des Pays-Bas a adopté une résolution contraignante reconnaissant le génocide des Arméniens, des Assyriens et des Grecs pontiques par les Turcs ottomans pendant la Première Guerre mondiale.

La mémoire collective a été modelée par ces blessures qui n’en finissent pas de se transmettre de génération en génération, y compris à travers les non-dits. Lutter contre l’oubli passe, d’une part par une reconnaissance des génocides par la Turquie, d’autre part par le refus de maintenir le silence entourant l’épisode tragique de la Grande famine qui a terrassé une partie de la population du Mont-Liban.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Jeunes-Turcs et révolution de 1908 dans l’Empire ottoman
 Histoire de l’Arménie, 1/3 : des origines jusqu’à la conquête arabe
 Histoire de l’Arménie 2/3 : du Moyen Âge à l’époque moderne
 Histoire de l’Arménie, 3/3 : histoire de l’Arménie contemporaine
 2015, centenaire du massacre des Arméniens : état de la recherche
 Première Guerre mondiale et chute de l’Empire ottoman
 La « sacrilège affaire des Harems » (1920-1923)

Notes :
(1) Selon Carla Edde, historienne et professeur à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth.
(2) D’après Linda Schatkowski-Schilder, chercheuse qui tire ces données des archives allemandes et austro-hongroises.
(3) Les capitulations concernent les traités garantissant aux sujets chrétiens, résidant dans les régions sous tutelle ottomane, le droit d’être soustraits aux autorités locales et à être placées sous la protection d’autres autorités telles que celle de la France ou celle de l’Italie représentées par leurs consuls ou autres agents diplomatiques.
La France a obtenu une capitulation générale en 1535 issue de l’alliance conclue entre François Ier et Soliman de Magnifique.
(4) Note du département des affaires étrangères pour l’ambassade des Etats-Unis à Paris, le 25 août 1914
(5) Journal où sont rapportés les événements quotidiens.
(6) Table ronde d’histoire à l’USJ en octobre 2014. Extraits dévoilés par le professeur Christian Taoutel.
(7) Idem
(8) Toufic Youssef Aouad, Le pain, L’Orient des livres-Sinbad/Actes Sud, octobre 2014, page 239
(9) Les Jeunes Turcs sont membres du parti politique à caractère nationaliste révolutionnaire et réformateur, connu sous le nom officiel de Comité Union et Progrès (CUP).
(10) Au cours de ces déportations, l’ensemble de la population arménienne d’Anatolie a été déplacée par convois, comprenant chacun entre 1 500 et 5 000 déportés.
(11) Jamal Pacha, sera assassiné à Tbilissi le 21 Juillet 1922 par Stephan Dzaghigian, Artashes Gevorgyan et Petros Ter Poghosyan, membres de l’Opération Némésis.
Talaat Pacha, quant à lui, a été assassiné en 1921 par Soghomon Tehlirian à Berlin.
En ce qui concerne le sort d’Enver Pacha, ce dernier va se réfugier à Neubalsberg en Allemagne. Il y rencontrera des communistes et proposera ses services au nouveau régime soviétique de Moscou, dans le but d’obtenir le soutien de ce nouveau régime pour contrer Mustapha Kemal. Envoyé au Turkestan (actuel Tadjikistan) pour mater la révolte des Basmadjis, à peine arrivé à Boukhara, il va se rallier aux rebelles musulmans qui mènent leur lutte contre les communistes. Tué le 4 août 1922, au cours d’une bataille contre un escadron arménien de l’armée rouge commandé par Hagop Malkoumian, sa dépouille sera rapatriée en Turquie le 4 août 1996. Il sera enterré avec tous les honneurs sur la Colline de la Liberté.
(12) « Épée » ou « sabre » en Syriaque, nom utilisé par les Assyriens pour désigner le génocide de 1915.
(13) Les Assyriens, héritiers de l’ancien Empire assyrien et héritiers des anciens Araméens dont la langue était la langue administrative de l’Empire perse, forment l’une des plus vieilles communautés chrétiennes d’Orient.
(14) YACOUB Joseph, Qui s’en souviendra ? 1915 : le génocide assyro-chaldéo-syriaque, Coll. Bibliothèque du Cerf, Paris, Octobre 2014, 304 pages.

Publié le 02/09/2015


Carole André-Dessornes est Chercheure - Consultante en Géopolitique depuis 16 ans travaillant sur les questions générales et les thèmes portant sur la violence sous toutes ses formes au Moyen-Orient.
Docteure en sociologie (Doctorat obtenu sous la direction de Farhad Khosrokhavar à l’EHESS) et membre associée au Cadis, Carole André-Dessornes est également, entre autres, titulaire d’un DEA d’études diplomatiques et Stratégiques, de 2 maîtrises d’histoire.
Elle intervient également dans des institutions comme l’École Militaire de Spécialisation de l’Outre-Mer et de l’Etranger (EMSOME), le CEDS…les hôpitaux psychiatriques auprès du personnel soignant et administratif sur la Géopolitique du Proche et Moyen-Orient ainsi que sur les impacts de la géopolitique sur la santé mentale.
Elle est l’auteur de nombreux articles sur le Moyen-Orient, ainsi que de plusieurs ouvrages : « 1915-2015, un siècle de tragédies et de traumatismes au Moyen-Orient », aux éditions L’Harmattan, collection la Bibliothèque de l’IreMMO, octobre 2015, « Les femmes-martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine, Irak », aux éditions l’Harmattan, décembre 2013. A publié en 2006 un ouvrage sur « La géopolitique, un outil au service de l’entreprise » aux éditions EMS.


 


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